Vers une théorie de l'institution

I. INTRODUCTION

LE PROGRES DE LA THÉORIE DE L'INSTITUTION


Venons-en maintenant à la théorie de l'institution proprement dite. Lles commentateurs de Hauriou l'ont souvent dit: sa pensée est toujours en évolution. Mais l'auteur lui-même aurait préféré parler du progrès de sa pensée1. Il convient donc de tenter de caractériser ce progrès. Nous l'avons déjà vu, le grand fil conducteur de la sociologie de Maurice Hauriou est d'abord l'accroissement du donné social de liberté, de fraternité et d'égalité, que nous avons interprété comme correspondant à la définition sillonniste de la démocratie. Ensuite, il faut admettre que Hauriou lui-même progresse dans sa compréhension et sa foi en l'éclosion de la démocratie. La troisième clé de lecture est son approche bipolaire de l'idéal du réel. Hauriou commence toujours par la réalité sociale telle quelle.

LES DEUX THÉORIES

A partir de ces clés, nous pouvons identifier deux théories de l'institution qui correspondent à la deuxième et la troisième étape de la pensée de Hauriou:

a) La théorie structurelle de 1906-1910, dont la première expression se trouve dans la sixième édition du Précis de droit administratif.

b) La théorie démocratique de 1919-1929, que nous trouvons dans les deux éditions du Précis de droit constitutionnel de 1923 et de 1929 et son célèbre article de 1925, La théorie de l'institution et de la fondation.

Dans ce chapitre, nous tenterons d'identifier quelques aspects caractéristiques de la théorie structurelle.

II. 1906-1910: L'INSTITUTION VUE DE L'EXTÉRIEUR

LES PREMIÈRES VERSIONS DE LA THÉORIE


Si les Leçons sur le mouvement social nous donnent quelques éléments juridiques de l'institution, nous devons attendre jusqu'à 1906 pour trouver la première formulation systématique d'une théorie proprement dite. Nous la trouvons dans la 6ème édition des Principes du droit administratif en 1907 dont la publication est accompagnée d'un article, L'institution et le droit statutaire en 1906. Ces documents seront suivis par une version nuancée qui se trouve dans les Principes de droit public (1ème éd.) de 1910.

LE CONTEXTE

Il convient d'abord de rappeler le climat social de l'époque. C'était la décennie de la lutte acharnée autour des questions liées à la séparation entre l'Église et l'État: l'exil forcé de milliers de religieux, la tentative d'imposer à l'Église une certaine forme de structure juridique, la nationalisation du patrimoine physique de l'Église. Ce début du siècle fut aussi une période cruciale pour la question sociale, avec la fondation sur une grande échelle de syndicats ouvriers. Hauriou, lui, continuait à travailler dans le domaine du droit administratif, où il cherchait à imposer un certain ordre juridique à l'arbitraire qui y règnait encore.

Ces trois facteurs permettent de comprendre la préoccupation de Hauriou à propos de la question fondamentale de l'identité et de l'autonomie de chaque institution sociale. Il s'agissait pour chaque institution de la nécessité de revendiquer sa place parmi les institutions voisines, et surtout par rapport à l'État. Cette problématique forme l'arrière-plan de l'importance que Hauriou va accorder à sa première théorie de l'institution.

L'ÉTAT : 'INSTITUTION DES INSTITUTIONS'

Le rôle fondamental de l'État, selon Hauriou dans la Préface à la sixième édition de son Précis de droit administratif et de droit public (PDA: viii), est d'assurer 'la création et la garantie des biens, donc l'établissement des sécurités et des stabilités juridiques'. Cependant, ce rôle ne peut être dévolu ni à l'élément du pouvoir ou de la souveraineté étatique, ni à la loi, ainsi que certaines théories en voudraient. Au contraire, ce sont les institutions 'qui recèlent les équilibres de forces actives dont est faite la stabilité sociale' (PDA: viii). Cette considération amène Maurice Hauriou à sa conception fondamentale de l'État comme 'une institution ou un ensemble d'institutions ou, plus exactement encore, comme "l'institution des institutions" ' (PDA: ix).

Selon l'auteur, c'est à travers son travail de 'contemplation du monde administratif' que Hauriou vient à une conception de l'institution 'comme une individualité juridique' (PDA: x). Des institutions telles que les assemblées délibérantes, les conseils municipaux, etc se révèlent comme des 'institutions vivantes auxquelles il était difficile de dénier un caractère juridique'. En fait, 'le droit administratif, avec sa masse d'organisations de services, d'assemblées et de fonctions publiques, m'a écrasé sous l'évidence du caractère juridique de ses institutions' (PDA: x). Ces institutions sont même 'la source véritable de deux sortes de règles de droit très particuliers, les règles disciplinaires et les règles statutaires' qu'il va analyser (PDA: xi).

Cette éclosion d'institutions marque une retour à la normalité, 'après la table rase révolutionnaire', qui 'n'ayant aucune racine dans les moeurs, ne s'appuyait que sur la loi, qu'il fallait à tout prix assurer l'application des lois, autrement tout s'écroulait'. A l'origine donc, les mesures s'imposaient par la voie administrative, et s'exécutaient par des 'mesures de police'. Alors que le régime nouveau s'est instauré, cependant, 'l'exécution directe de la loi par la voie administrative' est devenue 'une chose qui a vécu' et qui 'nous blesse maintenant comme un anachronisme'. La loi, dit Hauriou, 'n'a plus besoin de cette sanction lourde et dangereuse parce qu'elle est soutenue par les institutions mêmes auxquelles elle s'applique' (PDA: xii). Ainsi, le juge prend place et son rôle 'grandit à mesure que les institutions d'un pays se fortifient (PDA: xii).

De plus, pour Hauriou, sa théorie de l'institution offre une réponse à la question de 'savoir jusqu'à quel point l'État peut user des procédés du commerce juridique ordinaire dont la personnalité juridique est le principal ressort' (PDA: xiii). Ici, Hauriou propose de tenter d'éviter les erreurs d'autres auteurs par une théorie 'conforme à la nature des choses'. Ainsi, sa théorie admet la personnalité subjective de l'Etat comme 'une réalité sociale, non pas comme une fiction' à côté d'une autre notion de 'l'individualité de l'État', qui 'n'est autre que l'État envisagé comme institution'.

Enfin, cette conception de l'institution rend compte du fait que toute institution sociale peut parvenir à 'l'âge statutaire' et à la possession d'une organisation représentative propre à l'élaboration des statuts, ce qui implique qu'elle peut se créer ainsi 'une personnalité morale sans avoir besoin de la loi de l'État' (PDA: xvii). Deux ans après la loi de 1905 sur la séparation de l'Église et de l'État français et au milieu des conflits sur les associations cultuelles, cette doctrine de Hauriou est loin d'être banale.

DEUX DÉFINITIONS

Voyons maintenant deux définitions de l'institution que Hauriou nous propose en 1907 et 1910 et qui sont en effet très semblables (avec quelques différences ou nuances notées en italiques).




1907        1910
Une organisation sociale       Une organisation sociale

établie en relation avec l'ordre général des choses,    en relation avec l'ordre général des choses,

dont la permanence est assurée par un équilibre de forces ou par une séparation des pouvoirs, et     dont la permanence individuelle est assurée par l'équilibre interne d'une séparation des pouvoirs, et

qui constitue par elle-même un état de droit'. (PDA: 9)      qui a réalisé dans son sein une situation juridique.' (PDP: 129)


Selon l'analyse de Hauriou, les institutions se répartirent en deux catégories :

a) Les établissements (ou les corps (PDA: 28)) qui sont soutenus par un équilibre de forces internes et qui ont tendance à constituer une personne juridique;

b) Les choses: qui sont principalement soutenues par un équilibre de forces externes (PDA: 8).

LES ÉLÉMENTS DE L'INSTITUTION

Il nous faut examiner tous ces aspects de plus près. Commençons d'abord par les trois premiers éléments de l'institution.

L'organisation sociale

Par organisation sociale, Hauriou comprend 'une organisation faite, non pas pour un individu isolé, mais pour des catégories, des collectivités d'individus'. Si jusqu'à là la définition va de soi, il convient néanmoins de noter que pour être qualifiée d'institution, cette organisation doit avoir 'une individualité assez forte pour être connue et nommée' (PDA: 9), c'est-à-dire qu'elle doit avoir une existence publique.

En relation avec l'ordre général des choses

Ici, Hauriou veut rendre compte du fait de l'existence d' 'un système d'organisations sociales et de rapports dont toutes les parties sont liées'. La société mondaine est faite de ces relations, parmi lesquelles l'importance du 'phénomène de reconnaissance' entre institutions, qui mène à un modus vivendi entre eux. Ainsi, Hauriou parle d'une institution 'en relation avec l'ordre général de choses'. Il emprunte ce concept au droit international pour montrer qu'entre une institution et une autre, il s'agit d'une reconnaissance mutuelle, comme entre des états (PDA: 9; PDP: 130).

La permanence par un équilibre de forces et une séparation des pouvoirs

Par l'expression l'équilibre de forces, Hauriou vise deux aspects. D'abord, l'institution se répère par sa durabilité et la permanence de ses caractères fondamentaux. Elle se perpétue ainsi avec une certaine identité (PDA: 11). Par rapport à cet aspect, il est aussi intéressant de remarquer la nuance que Hauriou introduit dans la définition de 1910. Il semble en effet préférer mettre l'accent sur les pouvoirs et sur leur séparation plutôt que sur la force, dont il ne nie pas pour autant la réalité ni le rôle qu'elle peut jouer dans la formation d'une institution.

En tout cas, l'équilibre de forces internes se traduit par une séparation de pouvoirs. Pour Hauriou, la séparation de pouvoirs est tellement fondamentale que l'existence même d'une institution dépend d'elle. Ces forces en équilibre peuvent être de types différents. Elles sont collectives ou individuelles, comme par exemple les 'droits individuels' (PDA: 13). Elles peuvent être matérielles, idéales ou morales. L'équilibre entre ces forces est maintenu par 'la hiérarchie et la domination des organes' (PDA: 14). Enfin, l'institution est aussi 'une synthèse pratique à base de pouvoir' où une force domine, et de 'l'acceptation de cette domination' (PDA: 14). En contrepartie de cette contrainte subie, il existe 'un état de paix sociale et une solidarité' (PDA: 15).

Pour Hauriou, la permanence de l'institution dépend de la transformation des forces brutes en pouvoirs légitimes et séparés. A ce propos, il a des mots très durs:

'toutes les situations sociales qui ne sont pas des institutions parce que la force agissante n'y est pas équilibrée, méritent le nom de tyrannies, elles sont exécrées des hommes à cause de leurs excès et par cela même moins solides et moins durables' (PDA: 12).

Le statut juridique

Enfin, par rapport à la question du statut juridique de l'institution, il préfère en 1910 parler de 'situation juridique' que d''état de droit'. Ainsi, une institution existe dès qu'elle secrète une situation juridique; on n'a pas besoin d'attendre le stade de développement final pour parler d'une institution. Nous verrons l'importance de cette nuance quand nous arriverons à la considération de la personnalité morale et de la personnalité juridique.

L'INSTITUTION COMME ÉTAT DE DROIT ET SOURCE DU DROIT

Dans le milieu juridique du début de ce siècle très centré sur le droit comme phénomène étatique, le quatrième élément de la définition de Hauriou peut soulever le plus de controverses. C'est sans doute la raison pour laquelle l'auteur choisit de développer ce point avec plus d'ampleur. Selon Hauriou, l'institution appartient au droit de deux façons : elle produit la transformation des états de fait en états de droit; elle est la source de deux formes du droit: le droit disciplinaire et le droit statutaire.

La transformation des états de fait en états de droit

Cette transformation d'état de fait en état de droit se produit par le phénomène de légitimation. La durée en paix d'un certain état met en évidence cette transformation, mais elle n'est pas suffisante. C'est plutôt 'l'amélioration du fait par son adaptation progressive aux conditions du droit et de la morale' qui permet d'aboutir à la légitimation (PDA: 16). Ainsi, la durée en paix n'est plus assurée uniquement par la force mais surtout 'par la libre adhésion des consciences'.

L'institution comme source du droit

Toute institution, selon Hauriou, joue le rôle d'engendrer le droit, même les institutions de la catégorie de choses. Cependant, ce sont surtout les institutions-établissements qui sont générateurs du droit. En effet, 'toute institution qui repose sur un équilibre de forces internes, grâce à la tension même de ces forces ou de ces pouvoirs, devient un champ juridique, c'est-à-dire un lieu de virtualité juridique' où se produisent des 'phénomènes juridiques de toute sorte' (PDA: 17). Le droit, dit Hauriou, 'en tant qu'il est sous la dépendance des choses, est secrété par les institutions'.

Or, c'est Rousseau qui, 'en donnant à la loi pour unique fondement la volonté générale et l'objet d'intérêt général, l'a séparée des institutions' et qui a provoqué 'le culte exclusif de la Loi' (PDA: 18). Ensuite, selon l'analyse de Hauriou, certains auteurs, dont Léon Duguit, ont tenté d'attenuer cette doctrine de la loi, en lui substituant la notion de 'la règle de droit découlant directement de la solidarité sociale'. Là encore, c'est une chimère, selon Hauriou, car 'une règle de droit n'a valeur de droit positif que si, formulée à l'intérieur d'une institution, elle exprime dans son contenu la discipline de l'institution et est sanctionnée par cette même discipline'.

Pour toutes ces raisons, Hauriou engage à ses lecteurs à écarter de leur esprit 'les types de règles auxquels nous sommes habitués'. Par exemple, il faut supprimer la notion des règlements et de la loi comme territoriaux. Au contraire, 'les règles de droit engendrées par une institution ordinaire n'ont aucun caractère territorial, elles régissent un groupe d'hommes, non pas à cause de leur appartenance à un territoire, mais à cause de leur appartenance aux cadres de l'institution; c'est le régime de la personnalité des lois' (PDA: 19).

III. L'ORDRE JURIDIQUE DE L'INSTITUTION

DEUX POINTS DE VUE


'Il y a deux points de vue dans le droit', commence Hauriou, au début de ses Principes de droit public de 1910, 'celui de l'ordre dans les institutions et celui des rapports juridiques entre les hommes' (PDP: 2). Et il faut choisir, ce que Hauriou n'hésite pas à faire!

'Les anciens auteurs du droit public' - comme Domat - 'se plaçaient au point de vue de l'ordre juridique', il continue, parce qu' 'il existait un ordre des choses et le droit était la "conformité à l'ordre" '. Or, on a perdu ce sens d'un ordre pré-établi' parce que sa base théologique ne correspond plus aux idées modernes; et aussi parce que les anciens auteurs manquaient du rigueur dans la présentation de leurs concepts (PDP: 3).

Par ailleurs, depuis le 17ème siècle en France et en Allemagne, on en est venu à discuter le droit privé et le droit civil 'sur la donnée des relations ou rapports juridiques'. Dans cette ligne, on s'est mis à considérer la personnalité juridique avec ses concepts annexes, c'est-à-dire le patrimoine et la responsabilité, comme 'le régulateur par excellence des relations juridiques'. Dans cette conception, 'chacun exerce son droit propre par sa propre décision, sous sa propre responsabilité'.

Cette approche, admet Hauriou, peut valoir pour le droit privé où 'le point de vue des rapports juridiques est dominant' parce que 'la répartitition des responsabilités est la grande affaire des relations dans la vie privée' (PDP: 5). Mais le problème surgi quand on essaie de traduire ces concepts dans le domaine du droit public. Ainsi, une définition de l'État, selon les théories allemandes (Gerber, Laband, Jellinek) de la personnalité juridique, comme 'le sujet des droits de domination sur les hommes libres' a pour effet de rejeter hors du domaine du droit public 'toutes les questions qui n'étaient pas relatives à l'exercice du droit propre de l'État par la volonté propre de celui-ci'. Il découle de cette approche que 'la naissance, la vie et la mort des États ne relèvent que de l'histoire' pour reprendre une citation que Hauriou emprunte de Hegel (PDP: 4).

Autrement dit, la conséquence de ces théories est que tout droit dépend de l'État, qu'il n'y a pas de droit sans l'État qui doit être accepté comme donné. Nous voyons la contradiction d'une telle approche par rapport à la théorie institutionnelle de Hauriou, qui développe sa théorie en opposition ouverte à une telle conception.

LE RETOUR A L'ORDRE PAR LA STABILITÉ ET LA LIBERTÉ

Pour corriger ces erreurs d'Écoles allemandes, continue Hauriou, il ne faut pas 'chercher du nouveau' - comme Léon Duguit 'dont la construction basée sur la solidarité sociale ne saurait être acceptée' (PDP: 6). Ce dont on a besoin, selon Maurice Hauriou, c'est 'seulement du vieux-neuf', c'est-à-dire qu'il faut reprendre les données des nos anciens auteurs sur l'ordre juridique, en s'efforcant de les mettre au point'. Ainsi, il faut chercher à combiner une conception d'ordre pré-établi en matière de structure sociale avec une compréhension de la 'direction déterminée' et du 'progrès' des sociétés modernes qui cherchent à établir 'un idéal social et un ordre (nouveau) des choses' qui se crée (PDP: 6). Il faut que le droit rende compte donc d' 'un mouvement d'ensemble' de la société en marche.

Nous voyons ici comment Hauriou, qui a toujours réfusé de cantonner le droit dans un système 'moniste', tente d'appliquer l'approche 'pluraliste' ou interdisciplinaire qu'il a développée dans la Science Sociale Traditionnelle au domaine juridique. Par ailleurs, nous constatons que la conception de l'ordre adoptée par Hauriou implique nécessairement l'existence d'un droit naturel qui préexiste à tout État et à toute institution, un besoin qu'il a déjà reconnu en 1899.

UN ORDRE ÉQUILIBRÉ

Comme la troupe en marche, dit Hauriou, on a besoin d' 'ordre' et de 'stabilité', deux concepts qui forment un couple nécessaire avec 'la liberté', ce qui peut rendre possible un 'mouvement uniforme' (PDP: 8). On a besoin, en fait, des deux formes de l'ordre :

a) l'ordre stratégique équilibré entre les diverses formations, et

b) l'ordre hiérarchique équilibré par l'autorité et l'autonomie.

Ce concept d'équilibre est une clé fondamentale de la pensée de Maurice Hauriou, et il la développe longuement. C'est un principe qu'il croit trouver chez tous les grands auteurs, d'Aristote et Cicéron jusqu'à Montesquieu, chez lequel il devient 'la base du droit constitutionnel'. C'est le fondement même de l'idée de la justice comme 'bilan' (PDP: 29). En effet, on trouve des équilibres à tout niveau de la société:

a) Les équilibres sociaux sont nécessaires pour 'créer du mouvement uniforme et de la lenteur, pour assurer la permanence du groupe, pour économiser sa vie' (PDP: 12). Ils sont nécessaires 'à la longue durée des organismes politiques'; ils sont 'facteurs d'organisation' par moyen de la différenciation des fonctions (PDP: 16). Hauriou prend d'abord la séparation des pouvoirs comme la base de l'équilibre constitutionnel et ensuite 'la différenciation des fonctions' (PDP: 16). Par ailleurs, ce principe de séparation n'est pas unique au domaine politique. On peut trouver aussi dans le monde économique des parallèles avec la notion de la propriété des moyens de production qui rend possible l'autonomie de chacun (PDP: 24).

b) Les équilibres juridiques forment la base du système juridique pour la justice distributive qui est égalitaire, aussi bien que pour la justice commutative qui vise l'équivalence des prestations échangées (PDP: 29). Les droits sont même un synthèse des trois éléments: l'intérêt, le pouvoir et la fonction (PDP: 32). Et le système juridique cherche l'équilibre entre la société et l'individu (PDP: 40) autant qu'entre l'autorité et l'autonomie. Dans le système juridique Hauriou distingue encore 'des divisions techniques' qui cherchent des équilibres: la distinction entre le fond du droit et la procédure d'exécution; la distinction entre des actes juridiques et des actes techniques, c'est-à-dire entre la théorie juridique et la pratique (PDP: 46).

c) Les équilibres avec le monde extérieur, c'est-à-dire avec le monde physique et le monde social, ces deux mondes 'perpétuellement en conflit', dans lesquels il faut trouver les équilibres entre les insécurités et les garanties, entre la responsabilité et le risque.

Avec cette conception d'ordre équilibré, nous sommes, au coeur de la conception juridique de Maurice Hauriou: ordre et liberté, société et individu, autorité et autonomie, intérieur et extérieur, fond et procédure, théorie et pratique. Néanmoins, il faut remarquer que le Hauriou de 1910 ne semble pas avoir dégagé toutes les conséquences de la conception de la primauté de l'individu qu'il va défendre plus tard. Dans ces couples conceptuels, la liberté vient après l'ordre, l'individu après la société, etc. La primauté de l'individu n'est pas encore pleinement établie dans sa pensée.

IV. LA RECHERCHE D'UN DROIT INSTITUTIONNEL

TROIS CONCEPTIONS DU DROIT


Pour apprécier les premières notions de Hauriou concernant le droit de l'institution, il est utile aussi de recourir à sa première tentative, en 1907, de synthésiser une telle conception. Hauriou lance sa discussion par un rappel de ce qui distingue les conceptions allemande, française et anglo-saxonne du droit public:

a) La conception allemande a pour objet essentiel 'le pouvoir de domination sur les hommes libres (Herrschaft), un pouvoir qui appartient à l'État, personne juridique, 'comme un droit propre'; ainsi, il n'y a de droit positif que par la volonté de l'État qui possède l'autodétermination et l'autolimitation'.

b) La conception française veut que l'objet du droit public 'se trouve essentiellement dans l'aménagement de ce qui est d'intérêt général par le moyen de la volonté générale, l'État étant 'la personnification juridique de cette volonté générale'; 'la loi' est souveraine et l'organe législatif possède la souveraineté politique; à la différence de la conception allemande, il y a séparation des pouvoirs et une prédominance de l'organe législatif.

c) La conception anglo-saxonne 'qui n'est d'ailleurs que la donnée traditionnelle de l'ancien droit admise jadis dans tous les pays' et qui élimine la personnification de l'État en l'acceptant comme une institution avec ses propres attributions et prérogatives; la loi n'étant plus l'expression de la volonté générale, ni 'l'ordre gouvernemental dont le contenu est juridique', mais 'toute règle sanctionnée par le juge, quelle que soit son origine' (PDA: 1-3).

Hauriou résume ainsi ces trois conceptions: 'l'allemande fait prédominer l'élément de puissance et le pouvoir exécutif; la française, l'élément de volonté générale et le pouvoir législatif; l'anglo-saxonne, l'élément d'institution et le pouvoir de juge' (PDA: 3). Mais entre ces trois conceptions, c'est la common law anglaise traditionnelle, qui n'est autre que 'l'ancien droit jadis admis dans tous les pays' qui prime. Nous trouvons là l'explication de la prédilection que Hauriou garde toujours pour le droit anglais en tant que droit traditionnel.

LA LIBÉRATION DU DROIT

Néanmoins, reconnaissant la tendance qu'ont ces conceptions à se rapprocher, Hauriou se demande s'il est possible de les amalgamer. Le problème ici est qu'on hésite à reconnaître le caractère juridique de l'institution. Or, Hauriou propose de démontrer que 'l'effet propre de l'institution est d'engendrer le droit disciplinaire en même temps que le droit statutaire' (PDA: 5). D'où, il tire la définition suivante du droit public en tant que 'cette branche du droit qui réglemente les institutions, l'usage qui est fait de leurs pouvoirs dans les relations d'intérêt général et le contrôle que doit exercer sur elles la volonté générale'. Nous voyons là comment dans la conception de Hauriou le rôle du droit est d'équilibrer et de créer une stabilité en réglementant les trois agents que sont l'institution, le pouvoir et la volonté générale.

Hauriou essaie ainsi de libérer le droit public d'une 'étroite théorie de l'État'; l'État gouvernemental ne serait pas non plus la source de tout droit. De plus, le droit public serait libéré 'de vagues théories contractuelles' et s'établirait vigoureusement dans 'une théorie de statuts'.

LA CRÉATION DES SITUATIONS JURIDIQUES

Sur cette base, Maurice Hauriou développe sa conception du droit institutionnel autour de deux aspects: le droit disciplinaire et le droit statutaire.

Le droit disciplinaire

Le droit disciplinaire est le droit institutionnel vu du point de vue de l'institution elle-même. Hauriou donne pour commencer la définition suivante :

'Le droit disciplinaire est constitué par l'ensemble des actes juridiques et des règles juridiques émanant de l'autorité sociale instituée qui ont pour objet, soit d'imposer aux individus des mesures, soit de créer des situations opposables, soit de réprimer des écarts de conduite, le tout principalement dans l'intérêt et sous la seule sanction de la force de coercition dont elle dispose' (PDP: 137).

Admettant le caractère répressif de ce droit disciplinaire, Hauriou veut mettre aussi en lumière son côté 'organique' qui est la protection de l'organisation créée.

Par ailleurs, ce droit disciplinaire 'comprend aussi des actes juridiques qui peuvent être particuliers par leur objet, mais qui présentent ce caractère d'être opposable à tous et par suite règlementaires au point de vue de la sanction'. Ainsi, toute décision exécutoire de l'autorité produit un effet de droit et donc est créatrice de droit dans une certaine mesure', par exemple, la nomination d'une personne à un poste, etc. (PDP: 138).

Enfin, le mode de sanction de ce droit disciplinaire fonctionne par 'la coercitio pure et simple, c'est-à-dire par la force mise à la disposition du magistrat' (PDP: 139). Il comporte des 'voies d'exécution plutôt que des pénalités', c'est-à-dire l'action directe. Il vise non pas les délits, mais 'les contraventions' qui 'ne posent pas la question de l'intention mauvaise'. Par ailleurs, parce qu'il s'agit de l'action directe, ce droit disciplinaire ne fonctionne pas par 'l'intermédiaire d'un juge public'. Il n'en est pas moins du droit et il peut être réprimé pour des excès de pouvoir, pour les violations de compétences et de formes et pour la violation de la loi (PDP: 442).

Le droit statutaire

En contre-partie du droit disciplinaire, l'institution engendre 'aussi naturellement' le droit statutaire, qui découle cette fois du point de vue de l'individu. Ce droit statutaire comporte 'des règles juridiques, mais aussi des actes dont ces règles procèdent' (PDP: 444). De ces actes statutaires, les procédures statutaires 'sont même l'élément le plus intéressant'.

Ici, Hauriou développe encore ses idées sur la nature de l'acte juridique qu'il définit maintenant comme 'une action en voie d'accomplissement qui tend à un résultat juridique' (PDP: 147); dans la suite l'exécution ces actes engendrent des 'faits juridiques', ce qui donne lieu à des statuts des personnes.

Ce droit statutaire peut procéder soit par coutume soit par opération délibérative, mais en chaque cas il dépend du 'consentement', c'est-à-dire de l'adhésion au fait à l'intérieur de la procédure (PDP: 159).

Ce consentement joue un rôle très important dans la production de l'adhésion au fait, d'où l'importance de 'la participation à une procédure' (PDP: 164).

LES DEUX POLES DU DROIT OBJECTIF ET DU DROIT SUBJECTIF

Hauriou vient maintenant à sa conclusion : 'Le système juridique a deux pôles, celui des personnes avec le droit subjectif, celui du droit objectif avec les choses' (PDP: 174).

Pour Hauriou, l'organisme social est très voisin d'une chose ou d'un ensemble car l'État est la chose publique, ce qui signifier que dans la géologie juridique, 'la couche des institutions, des situations établies et des droits réels, est la plus profonde et la plus primitive' (PDP: 168). C'est la base du droit objectif.

Sur cette base solide est bâtie la personnalité de l'institution, personnalité morale de point de vue intérieur et personnalité juridique de point de vue extérieur, ce qui est la base du droit subjectif.

LA PERSONNALITÉ MORALE ET JURIDIQUE DE L'INSTITUTION

L'individualité objective et la personnalité subjective (morale)

Nous voyons ainsi que dans sa théorie de l'institution, Hauriou maintient les conceptions qu'il a présentées dans les Leçons sur le Mouvement Social de 1899.

Il parle de l'individualité objective de l'institution comme de cet 'être sous-jacent' à toute personne juridique (PDP: 109). Hauriou applique son raisonnement aux associations, corporations et établissements. Leur personnalité juridique suppose aussi une individualité objective, un être juridique sous-jacent. Par rapport à l'État, cette individualité objective s'appelle la nation dont l'existence politique et juridique comme nation a de beaucoup précédé son existence comme personne morale' (PDP: 111).

Pour justifier sa théorie de 'la personnalité subjective', ce qui semble correspondre à sa combinaison des notions de la personnalité morale et de la personnalité juridique, Hauriou veut retourner 'à la doctrine des glossateurs, d'après laquelle le corpus entraînait la persona' (PDP: 644). S'il réfute la théorie de la concession de la personnalité juridique des mêmes glossateurs, il croit trouver dans leur doctrine de corpus et persona une base solide pour fonder une différence entre les institutions au stade de corpus, c'est-à-dire de l'individualité objective, et les institutions arrivées au stade de persona, c'est-à-dire de la personnalité subjective ou morale (PDP: 645). Ainsi, 'l'union de la personne morale et de l'individualité objective des institutions est du même ordre que l'union de l'âme et du corps' (PDP: 654).

Hauriou analyse ensuite les organes de l'institution en termes de leurs fonctions. D'un côté, ces organes ont une certaine autonomie dans leurs fonctions, ce qui rend possible qu'ils agissent spontanément. Pour arriver à une synthèse organique, cependant, il faut que ces organes puissent 'agir comme membres du groupe', ce qui appelle leur 'investiture' (PDP: 660). De plus, afin que les organes agissent ensemble 'en communion', il faut 'un fond considérable d'idées communes' qui puisse créer 'un bloc de similitudes' (PDP: 661).

Cette personne morale a ou peut avoir certaines capacités qui correspondent à celles que les civilistes reconnaissent dans leur conception de la personnalité juridique, c'est-à-dire 'la capacité d'acquérir des biens et de soutenir des rapports juridiques' (PDP: 665). Enfin, puisque la personne morale est de 'nature raisonnable', il faut maximaliser l'autonomie de chaque individu dans l'institution, ce qui appelle pour Hauriou 'un équilibre des pouvoirs'.

Hauriou pousse même plus loin son idée de la personnalité morale qui joue sur la scène juridique 'la série des actes dont doit se constituer la trame de la vie individuelle' (PDP: 678). C'est pourquoi il parle de la 'destinée' de l'institution qui, comme la destinée des hommes, 'n'est pas connue d'avance' et qui 'se détermine progressivement' à travers la vie (PDP: 679).

La personnalité juridique

Par contre, la personnalité juridique, dit Hauriou, 'se limite pratiquement dans ses effets à ce qu'on peut appeler "la vie de relation" par opposition aux "modes d'existence". Ainsi, on utilise la notion de la personnalité juridique 'toutes les fois que l'État est conçu en relation avec autrui' et 'elle ne sert à rien toutes les fois que l'État est envisagé dans son organisation interne' (PDP: 100).

En conséquence, Hauriou développe la définition suivante de la personnalité juridique :

a) 'Elle est un procédé de la technique juridique destiné à faciliter la vie de relation avec autrui, par la synthèse de ce qui est propre à chaque individu;

b) Elle suppose un individualisme sous-jacente, qu'elle vient compléter en définissant ce qui lui est propre, mais qu'elle ne constitue pas entièrement' (PDP: 101).

L'utilité de la personnalité juridique réside donc dans les relations extérieures que l'institution entretient avec des tiers (PDP: 105). Autrement dit, la personnalité juridique n'est que la reconnaissance de la réalité de l'individualité objective d'une institution par une autre. Les éléments 'en sont pris dans la réalité sociale' (PDP: 101) et la personnalité juridique est basée sur 'un être sous-jacent' qu'on trouve dans l'individualité objective (PDP: 109). Ainsi, on reconnaît la capacité d'acquérir de biens, de prendre un nom, etc. D'autre part, la personnalité juridique est une façon d'engager la responsabilité de l'institution pour sa destinée (PDP: 693).

QUELQUES OBSERVATIONS

Maurice Hauriou nous a proposé une théorie assez complète de l'institution et de son droit.

Il est vrai, comme nous l'avons remarqué, que le contexte de l'époque aurait put porter Hauriou à développer une définition de l'institution par rapport à son environnement. La grande bataille de l'époque était de gagner une espace de liberté pour les institutions vis-à-vis à prétentions de l'État.

Néanmoins, il faut reconnaître que ce contexte eut pour conséquence que Hauriou dans cette première période ne nous a donné une vision claire que des relations extérieures et de la structure de l'institution. On a l'impression aussi que malgré la force de ses revendications à la liberté, Hauriou éprouve la difficulté à dégager les pleines conséquences démocratisantes de sa conception. Par ailleurs, on constate qu'il ne fait pas référence dans sa définition à ce qu'il appelle l'âme de l'institution, élément qui va devenir le coeur de sa seconde théorie.

D'autre part, Hauriou apporte une contribution importante avec son développement d'un droit institutionnel. Ce droit devient un des premières armes pour assurer les équilibres qui sont si fondamentaux à sa conception de l'institution.

De plus, la mise en oeuvre d'une conception claire de la personnalité morale comme attribut interne de l'institution et de la personnalité juridique comme rayonnement extérieur de cette personnalité est de grande portée. En effet, il apparaît que les relations entre institutions sont des relations d'un ordre juridique à un autre ordre juridique.

Notes

1L'évolution est un concept déterministe dans la catégorisation de Hauriou, tandis que le progrès est la réaction de liberté face à cette évolution (LMS: 53).