La théorie classique de l'institution

INTRODUCTION

Nous abordons dans ce chapitre ce que nous avons appelé la deuxième période de la théorie de l'institution: les années 1920. Maurice Hauriou est maintenant à la fin de sa carrière d'enseignement.

Le travail d'une vie mûrit. Si nous trouvons encore plusieurs versions de sa théorie dans ses différentes publications, un article deviendra classique, La théorie de l'institution et de la fondation, paru dans les Cahiers de la Nouvelle Journée en 1925. Le retentissement de cet article sera tel que j'appellerai désormais la version de la théorie qui y est exposée 'la théorie classique'. Je crois qu'il ne sera pas injuste non plus de l'appeler la théorie démocratique de l'institution pour les raisons que nous allons voir.

Nous trouvons encore des développements dans les deux éditions de Précis de droit constitutionnel de Hauriou publiés en 1923 et 1929. Sans doute le fait qu'il enseigne le droit constitutionnel est un facteur important dans la nouvelle perspective qu'il adopte.

Pendant cette période donc la théorie de l'institution gagne du terrain. Bientôt son influence sera telle que Michel Halbecq demandera des facultés de droit en France 'où ne voit-on pas le mot institution?1' (Halbecq 1966: 496). Son influence s'exercera jusqu'au Saint-Siège où le pape Pie XI parlera souvent en termes de l'institution2.

II. LE DÉVELOPPEMENT DE LA THÉORIE CLASSIQUE

1923-1929: L'INSTITUTION VUE DE L'INTÉRIEUR

Le contexte


Hauriou est déjà à la fin de sa carrière en 1923 quand il publie la première édition de son Précis de droit constitutionnel. Ses préoccupations sont différentes de celles qu'il avait quinze ans auparavant. On est sur le point de trouver le modus vivendi entre l'Église catholique et l'État français que sa théorie institutionnelle avait longtemps exigé. Par ailleurs, il semble bien que la théorie de Hauriou et les activités des juristes sillonnistes aient joué un rôle nonnégligeable dans l'obtention d'une solution aux vieux conflits sous le pontificat du nouveau pape Pie XI3.

De plus, il faut remarquer que cette période suit de près la Révolution russe. Le danger d'une nouvelle guerre avec l'Allemagne était aussi très présent dans les esprits. Ce contexte peut expliquer pourquoi Hauriou semble embrasser avec plus de ferveur le régime démocratique du suffrage universel. Il en résulte qu'il ne s'agit plus seulement de défendre les remparts externes de l'institution. Les préoccupations de Hauriou se tournent maintenant vers sa structure interne.

Les définitions

Regardons les trois définitions ou descriptions qu'il nous offre avant de faire un commentaire:

La définition de 1923

Une institution sociale consiste essentiellement en:

'Une idée objective transformée en une oeuvre sociale par un fondateur,

idée, qui, ensuite, recrute des adhérents en nombre indéterminé dans le milieu social et assujettit ainsi à son service des volontés subjectives indéfiniment renouvelées.' (PDC1: 76)

La définition 'classique' de 1925

'Une idée d'oeuvre ou d'entreprise qui se réalise et dure juridiquement dans un milieu social.

Pour la réalisation de cette idée, un pouvoir s'organise qui lui procure des organes.

D'autre part, entre les membres du groupe social intéressé à la réalisation de l'idée, il se produit des manifestations de communion dirigées par les organes du pouvoir et réglées par des procédures.' (TIF: 10)

La déscription de 1929

'Une organisation sociale devient durable, c'est-à-dire conserve sa forme spécifique, malgré le renouvellement continuel de la matière humaine qu'elle contient, lorsqu'elle est instituée, c'est-à-dire lorsque, d'une part, l'idée directrice, qui est en elle dès le moment de sa fondation, a pu subordonner le pouvoir du gouvernement, grâce à des équilibres d'organes et de pouvoir, et lorsque, d'autre part, ce système d'idées et d'équilibres de pouvoirs a été consacré, dans sa forme, par le consentement des membres de l'institution aussi bien que du milieu social.

En somme, la forme de l'institution, qui est son élément durable, consiste en un système d'équilibres de pouvoirs et de consentements construit autour d'une idée.' (PDC2: 73)


a) L'idée: Il est évident que toutes ces définitions se basent sur l'idée de l'oeuvre de l'institution, un concept que Hauriou a développé progressivement depuis 1916 (Hauriou 1919: 124). Ainsi, l'oeuvre à faire, la mission téléologique propre à chaque institution fonctionne comme un pôle d'attraction ou peut-être comme une force gravitationnelle, pour reprendre des analogies du monde physique.

b) Le pouvoir de gouvernement: Le deuxième pôle est celui du pouvoir. A ce niveau, Hauriou maintient son insistance permanente. Il semble reconnaître aussi un certain pouvoir spécial au fondateur de l'oeuvre, une espèce de droit de propriété sur sa découverte.

c) Les consentements ou les manifestations de communion: Cet élément devient beaucoup plus clair dans cette deuxième période. Il ne s'agit pas seulement d'un équilibre entre les organes de pouvoir eux-mêmes mais d'une conception de participation et de collaboration à l'oeuvre par tous les membres de l'institution.

Une compréhension de l'intérieur

En somme, en analysant l'institution de l'intérieur, Hauriou fait apparaître son caractère démocratique, compris dans le sens de l'accroissement du donné social dont nous avons déjà fait mention et que nous devrons regarder plus en détail.

DE LA LOGIQUE HISTORIQUE A LA LOGIQUE INSTITUTIONNELLE

Pour conclure cet aperçu des ultimes développements de la théorie de l'institution par Maurice Hauriou, remarquons comment cette théorie répond progressivement aux défis de la situation sociale de l'époque. Néanmoins, Hauriou est très conscient des limites de cette logique, comme il nous le reconnaît lui-même: 'La nature de recherches inductives, dit-il, est telle qu'on finit souvent par où on aurait dû commencer' (PDC1: 76). En retraçant son progrès durant 20 ans de recherche, Hauriou conclut que pour arriver à une théorie complète de l'institution, il aurait dû renverser l'ordre de ses démarches. L'ordre logique d'une théorie de l'institution exige en fait les études suivantes:

1° 'Une étude sur l'institution considérée comme chose sociale objective', c'est-à-dire du point de vue réel;

2° 'Une étude sur l'opération représentative qui est le moyen juridique par quoi vivent les institutions', autrement dit du point de vue idéal;

3° Une étude sur l'institution corporative ou sur la personne morale.' (PDC1: 75)

Il nous faut profiter de cette expérience de Hauriou. C'est pourquoi nous allons essayer dès maintenant de suivre la logique de l'institution dans notre étude, en recommençant par l'étude de l'institution comme chose sociale objective, c'est-à-dire de l'intérieur.

III. LA THÉORIE CLASSIQUE DE L'INSTITUTION

L'ARTICLE DE 1925


Si l'on cherche à comprendre l'institution en tant que 'chose sociale objective', il convient de commencer par la formulation que nous avons nommée 'classique' de la théorie de Hauriou, celle publiée en 1925 dans les Cahiers de la Nouvelle Journée No. 4.

Pendant les années 1920, Hauriou est devenu un collaborateur régulier de cette revue éditée par Paul Archambault, juriste et philosophe personnaliste de la génération précédant Emmanuel Mounier. Ce même article sera republié par le même journal en 1933 (No. 23) dans une édition entièrement consacrée à un recueil des articles sur la philosophie du droit de Hauriou.

On ne s'étonne pas de réaliser que Les Cahiers de la Nouvelle Journée sont encore un terrain privilégié des anciens sillonnistes, comme Archambault lui-même. En effet, nous voyons l'influence que Hauriou a gardée dans ce milieu à travers trois décennies de recherche juridique. Nous constatons aussi le rôle joué par le réseau sillonniste pour répandre cette théorie dans les milieux de catholiques sociaux et démocrates.

DEUX TYPES D'INSTITUTIONS

Il convient aussi de noter au départ que Hauriou a toujours parlé de deux types fondamentaux d'institutions:

a) celles qui se personnifient: les institutions-personnes ou les 'corps constitués', c'est-à-dire les états, associations, syndicats, etc. qui sont engendrés par 'un principe d'action';

b) celles qui ne se personnifient pas: les institutions-choses, comme une règle du droit qui n'engendre pas un corps social, et qui n'est qu' 'un principe de limitation' (TIF: 11).

Il ne développe pas sa pensée par rapport à cette deuxième catégorie. En effet, sa théorie de l'institution telle qu'il la développe se limite à une théorie de l'institution-personne.

L'INSTITUTION-PERSONNE

Comme nous venons de l'indiquer, cette catégorie comporte une vaste gamme de corps constitués. En plus des états, associations, syndicats, etc., Hauriou mentionne aussi parmi ses exemples 'l'institution de l'Église chrétienne' (TIF: 33), ce qui montre bien la pertinence de sa conception et sa conviction personnelle que sa théorie s'applique à l'Église.

Rappelons notre définition classique (TIF: 10) avec ses trois éléments fondamentaux:

'Une idée d'oeuvre ou d'entreprise qui se réalise et dure juridiquement dans un milieu social; pour la réalisation de cette idée, un pouvoir s'organise qui lui procure des organes; d'autre part, entre les membres du groupe social intéressé à la réalisation de l'idée, il se produit des manifestations de communion dirigées par les organes du pouvoir et règlées par des procédures.'

Nous voyons ainsi que la notion clé d'une institution-personne se trouve dans le fait que le pouvoir organisé et les manifestations de communion des membres du groupe s'intériorisent dans le cadre de l'idée de l'oeuvre. Ainsi, l'idée devient en quelque sorte le sujet de l'institution corporative. Il existe donc une subjectivité réelle qui constitue la base de la réalité de la personnalité morale de l'institution, un point sur lequel nous allons aussi revenir plus longuement.

IV. LES TROIS POLES DE L'INSTITUTION

L'IDÉE DIRECTRICE


Le premier pôle de notre définition comporte trois éléments: a) une idée d'oeuvre ou d'entreprise b) qui se réalise et dure juridiquement c) dans un milieu social.

La primauté de l'idée de l'oeuvre

Avec la notion de l'idée, Hauriou pousse plus loin une notion de Léon Michoud qui avait parlé du centre d'intérêts autour duquel se construit la personnalité morale d'un organisme. A partir de là, Hauriou en arrive à parler en 1916 du groupe d'intéressés à l'idée de l'entreprise (Hauriou 1919: 124).

En 1925, avant d'expliquer ce qu'est l'idée de l'oeuvre à réaliser, Hauriou insiste d'abord sur ce qu'elle n'est pas. Ainsi, cette 'idée directrice d'une entreprise' ne se confond pas avec le but, c'est-à-dire avec quelque chose de considéré comme extérieur à l'entreprise, ni avec la fonction, qui n'est que la part déjà réalisée ou déterminée de l'institution (TIF: 12).

Au contraire l'idée directrice est intérieure à l'entreprise parce qu'elle comporte 'un élément de plan d'action et d'organisation en vue de l'action'. En ce sens, la différence entre l'idée directrice et le but correspond à la différence entre 'le programme d'action et le résultat' visé. L'idée directrice est plus large que le but, comme l'idée de l'état dépasse celle du protectorat de la société civile nationale. De même, elle est plus que la fonction, parce que la fonction 'n'est que la part déjà réalisée ou du moins, déjà déterminée, de l'entreprise' tandis que l'idée directrice contient 'une part indéterminée et de virtuel qui porte au delà de la fonction' (TIF: 13).

Plus positivement, Hauriou préfère définir l'idée directrice comme l'objet de l'entreprise car 'c'est par elle (l'idée) et en elle que l'entreprise va s'objectiver et acquérir une individualité sociale' (TIF: 14). Ainsi, cette idée va vivre dans les mémoires et dans les subconscients de tous les individus concernés par l'entreprise. En ce sens, l'idée arrive à 'une vie objective' qui persiste dans le subconscient collectif.

Ici, Hauriou insiste sur la distinction entre l'existence objective de cette idée et 'les concepts subjectifs par l'intermédiaire desquels elle est perçue par les esprits' (Hauriou 25: 15). Pour l'auteur, l'existence de ces idées est tellement objective qu'en réalité, 'il n'y a pas des créateurs d'idées, il y a seulement des trouveurs'. En ce sens, le sujet, ou la subjectivité collective qui se forme autour de l'idée de l'institution, a une base objective. D'un côté, cette idée directrice est comme une participation à la subjectivité d'une personne et de l'autre côté, c'est comme l'objectivation de cette subjectivité. C'est dans ce sens que Hauriou dit qu'il n'y a pas d'institution corporative sans un groupe d'intéressés qui joue le rôle du 'porteur de l'idée de l'entreprise' (TIF: 16). Il reste cependant que pour Hauriou l'idée directrice garde toujours une certaine pré-éminence ou primauté dans cette conception téléologique de l'institution.

Une idée qui dure juridiquement

Mais dans la jungle des idées d'une époque, la plupart n'ont qu'une vie très éphémère; elles ne s'institutionnalisent pas.

Seules quelques-unes de ces idées se montrent capables de générer autour d'elles un ordre avec une certaine stabilité. Cette capacité de durer juridiquement, c'est-à-dire avec ordre et stabilité, devient ainsi un critère de l'existence d'une institution.

Le rôle du milieu social

Pour qu'une institution se forme autour d'une idée, il faut aussi qu'elle trouve un milieu social réceptif pour sa propagation. Il est toujours possible que ce milieu rejette cette idée, ce qui rend impossible la naissance ou la survie d'une institution - une notion qui explique le destin des sillonnistes dont l'oeuvre était rejetée par l'Église de l'époque.

Plus positivement, cependant, on note que cette nécessité d'une réception par le milieu social implique le besoin de préparer la terre. Pour que l'idée d'une oeuvre s'implante, il faut déblayer le terrain pour préparer son accueil. On peut même dire qu'il faut 'sillonner' la terre sociale afin que les grains puissent germiner.

Une idée mystique ou culturelle ?

Certains commentateurs ont critiqué cette conception de l'idée de l'oeuvre comme manquant de clarté, une espèce de mysticisme; il est vrai en effet que l'idée directrice peut en être dépourvue. Si l'objet de l'État se comprend facilement dans le sens de Hauriou comme la responsabilité de la chose publique, l'idée directrice d'une nation n'est pas aussi facile à saisir. Cette idée change, se développe et évolue à travers le temps, comme le prévoit Hauriou. Un ou plusieurs aspects de cette idée montent dans la conscience des personnes à certaines époques et restent inconscients à d'autres. C'est un mérite de la théorie de Hauriou de reconnaître l'indétermination de cette idée, qui a souvent une existence si palpable mais si fuyante. Il est difficile de définir l'idée directrice ou l'objet de la France, par exemple; mais qui peut douter qu'une idée mystique de la France a une existence beaucoup plus réelle que tous les drapeaux tricolores le jour de la prise de la Bastille?

Cette idée mystique, nous semble-t-il, rejoint un certain aspect de la notion du charisme. Par ailleurs, l'objet d'une institution a aussi les dimensions d'une oeuvre culturelle. C'est là un aspect important de la psychologie des institutions qu'il faut approfondir dans la théorie de Hauriou.

UN POUVOIR DE GOUVERNMENT ORGANISÉ

Le pouvoir organisé au service de l'institution


Nous arrivons maintenant au deuxième pôle de l'institution: la notion d'un pouvoir organisé, 'qui lui procure des organes' (TIF: 10). Ce pouvoir devient ainsi 'à la fois le fondateur et l'organisateur de l'ordre' (PDC2: 1), c'est-à-dire le fondateur et l'organisateur de l'institution et de son droit.

Selon Hauriou, l'idée de l'institution ne peut pas vivre ou s'organiser toute seule. Pour durer, elle a besoin d' 'un pouvoir de gouvernement autonome qui s'impose aux citoyens eux-mêmes et auquel ils ne font que participer' (TIF: 17). C'est la généralisation de la conception classique de la démocratie grecque selon laquelle les citoyens participent au gouvernement et à l'obéissance.

Ces pouvoirs du gouvernement se ramènent aux deux principes que nous devons étudier: la séparation des pouvoirs et le régime représentatif.

La séparation des pouvoirs, fonctions et organes
La distinction entre fonction, organe et pouvoir

Pour comprendre la doctrine de Hauriou sur la séparation des pouvoirs, il faut considérer les distinctions qu'il établit entre trois concepts:

a) Les fonctions de l'État, par exemple 'la fonction de rendre la justice ou de faire la loi, ou de gouverner ou d'administrer';

b) Les organes, 'qui sont les organisations d'hommes auxquelles est confié l'exercice des fonctions';

c) Les pouvoirs publics, 'qui sont les pouvoirs de volonté en vertu desquels les organes exercent les fonctions' (PDC2: 347).

Pour Hauriou, il va sans dire qu'il y a séparation entre les fonctions et les organes, la seule question concerne la séparation des pouvoirs publics. Ici, il accuse la communauté des juristes d'avoir amalgamé des conceptions de fonction et de pouvoir, ce qui a comme conséquence d'arriver à 'une conception rigide de la séparation des pouvoirs' (PDC2: 348).

Une séparation souple

Pour refaire cette doctrine, il rappelle que 'l'État organisé d'une façon représentative constitue un être corporatif qu'on peut aisément considérer comme doué de volonté'. Pour ne pas rompre l'unité de cette volonté, Hauriou insiste sur le fait que la séparation des pouvoirs publics de l'État est 'purement formelle', c'est-à-dire 'du côté des formes des opérations de la volonté' (PDC2: 348), parce qu'en effet, une même faculté peut avoir plusieurs opérations. Une loi, par exemple, est un acte complexe du pouvoir délibérant d'un parlement bicaméral et du pouvoir exécutif qui la promulgue, un processus qui ne nie pas l'unité de volonté de l'État en question.

En retournant à la compréhension de Montesquieu, Hauriou conclut que l'auteur de l'Esprit des lois a voulu 'une séparation souple avec participation des pouvoirs aux mêmes fonctions, c'est-à-dire un système lié et équilibré de pouvoirs, dont le jeu constitue... une vie intérieure continue et suivie, en même temps qu'une garantie de la liberté' (PDC2: 352).

La relation entre le pouvoir et la fonction

Il faut remarquer aussi que pour Hauriou tout pouvoir est soumis à sa fonction, 'qui est de créer de l'ordre et de la stabilité' (PDP: 79), mais sans être limité à sa fonction. A ce niveau, il critique la conception romaine du pouvoir d'être 'responsable des idées fausses':

'L'imperium romain est uniquement le pouvoir envisagé dans ses procédés d'action qui sont le commandement, la règlementation, la juridiction; la fonction du pouvoir n'y apparaît point. Elle apparaît au contraire dans la notion germanique du mundium qui est un pouvoir à moitié public, à moitié privé, mais qui est en même temps une protection pour les situations acquises et que l'on accepte parce qu'il est une protection.' (PDP: 80)

Selon Hauriou, le pouvoir est 'une force d'action spontanée' qui peut s'insurger contre sa fonction. Pour retenir cette créativité spontanée du pouvoir, il faut le subordonner à l'idée de l'oeuvre (TIF: 18), ce qui n'est pas toujours facile à réaliser. C'est pourquoi il est nécessaire de mettre en avant 'l'ascendant de l'idée' et en même temps le besoin de 'soumission volontaire à certaines idées directrices' (TIF: 19).

Dans la même ligne, la raison d'être d'une séparation des pouvoirs est d'assurer que ce pouvoir reste ordonné à sa fonction. Cette conception explique pourquoi Hauriou dit en 1925 que la séparation des pouvoirs est une séparation des 'compétences, choses spirituelles'. Ces séparations 'assurent la suprématie des compétences sur le pouvoir de domination vers lequel, sans cette précaution, les organes seraient portés' (TIF: 18). Ce sont les échos de la lutte de Hauriou contre les notions volontaristes qu'il associe aux juristes allemands. Ainsi, si Hauriou admet la nécessité d'un pouvoir de domination pour unifier l'institution (PDP: 134), il insiste toujours sur la séparation comme moyen d'équilibrer ces pouvoirs.

Une analyse nouvelle des pouvoirs publics

a) Le pouvoir judiciaire: Nous remarquons qu'en faisant référence à la séparation des pouvoirs dans l'État moderne, Hauriou parle du pouvoir exécutif, du pouvoir délibérant et du pouvoir de suffrage, sans faire mention du pouvoir judiciaire traditionnellement admis. En fait, Hauriou constate que dans les régimes étatiques modernes, 'le pouvoir judiciaire est séparé de la politique et rélégué dans le contentieux proprement dit' de telle façon que:

'le moment est venu de déclarer franchement que le régime démocratique exclut le pouvoir de juger de la liste de pouvoirs publics engagés dans le jeu politique de la séparation des pouvoirs' (PDC2: 350).

La dépolitisation du pouvoir judiciaire devient ainsi pour Hauriou un critère du régime démocratique, qui exige une 'attitude de docilité et de conformisme' (TIF: 18) de la part des personnes au pouvoir envers l'idée de l'oeuvre. Il implique une soumission volontaire à ce pouvoir judiciaire.

b) Le pouvoir exécutif: Le pouvoir exécutif, qui a la compétence de la décision exécutoire, vient en premier dans la conception de Hauriou, parce que 'gouverner c'est agir, et non pas délibérer' (PDC2: 473). D'autre part, ce pouvoir est second comme source du droit.

c) Le pouvoir délibératif: Le pouvoir délibérant vient en second lieu du point de vue de l'action, mais en premier comme source du droit. Ce pouvoir a trois fonctions: législative (ordinaire et constituante), de contrôle sur l'exécutif, et juridictionnelle pour des cas spéciaux (PDC2: 473).

d) Le pouvoir de suffrage: Le pouvoir de suffrage, qui a la compétence de l'assentiment, a en effet une double face:

a) un pouvoir d'assentiment proprement dit, comme dans l'élection et le referendum;

b) un pouvoir de clientèle, qui comporte l'aspect de 'confiance' comme dans le processus de choisir les candidats d'une élection.

L'autonomie de pouvoir

Il est intéressant de mentionner ici l'importance que Hauriou accorde à l'aspect créateur du pouvoir (TIF: 7). La raison en est que les pouvoirs sont du côté du subjectif, c'est-à-dire du côté de l'homme dans sa conception d'individualisme mitigé. A partir de cette conception, Hauriou insiste toujours sur l'autonomie de chaque pouvoir, fonction et organe, qui découle du besoin de respecter l'autonomie de la personne (PDP: 439). Il récuse ainsi toute doctrine de délégation comme étant contre la liberté de la personne.

Hauriou recourt aussi à l'ancienne doctrine de l'investiture du droit romain qui comporte trois aspects:

a) l'autonomie de l'agent;

b) l'obligation d'agir au nom du maître, et

c) l'investissement, c'est-à-dire les précautions prises pour que l'agent se renferme dans son action autonome in nomine magistri. (PDP: 436)

Pour expliquer plus clairement ce concept, Hauriou note:

'Il y a dans l'investiture une sorte de mandat, mais sans représentation et sans procuration, un mandat qui consiste pour le mandataire à agir pour le compte du mandant, avec autonomie.' (PDP: 438)

Nous voyons ainsi que cette conception de l'autonomie d'action dans les limites de l'investitures' s'accorde bien avec la conception générale de Hauriou de la nature subjective et créatrice du pouvoir. C'est une doctrine de la valorisation (porter au maximum) de la conscience et la responsabilité de chacun - une doctrine démocratique silloniste du pouvoir.

Au-délà de la valorisation de l'autonomie de la personne exerçant un pouvoir ou une fonction, on note que la séparation des organes implique aussi une valorisation du nombre des personnes participant ou collaborant à l'exercice du pouvoir.

La séparation des pouvoirs et la démocratie

En effet, nous remarquons que cette conception de séparation des pouvoirs de Hauriou est démocratique à plusieurs points de vue.

Il s'agit de favoriser la collaboration du plus grand nombre de personnes, et la plus grande autonomie compatible avec l'exercice du pouvoir ou de la fonction.

De plus, Hauriou met en valeur la participation des citoyens dans l'assentiment aux décisions du pouvoir délibérant.

Enfin, on ne peut pas négliger la connexion que Hauriou établit entre la dé-politicisation du pouvoir judiciaire et la démocratie, ce qui indique fortement la soumission du pouvoir à l'idée.

Le régime représentatif

Le 'principe du régime représentatif' répond aux deux besoins de l'institution:

a) que le pouvoir de gouvernement d'une institution corporative agisse au nom du corps

b) que ses décisions puissent être considérées comme celles du corps lui-même (TIF: 18).

Ici encore nous voyons apparaître l'importance fondamentale de l'idée directrice de l'institution. Puisque l'orientation de l'institution vient de cette idée, et non pas des membres du groupe concerné, il s'agit de trouver des moyens d'assurer 'la subordination de la volonté dirigeante à l'idée de l'oeuvre à réaliser' (TIF: 18).

En tant que premier moyen, Hauriou envisage le rôle de l'élection populaire comme 'un élement naturel' de la technique du régime représentatif parce qu'elle 'paraît une garantie de la communauté de vue entre les gouvernants et les membres du corps' (TIF: 18).

Un second moyen est la promotion de 'l'attitude de docilité et de conformisme' envers l'idée directrice, et 'la soumission nécessaire' à cette idée. Ici, il faut insister sur le fait qu'il s'agit d'une docilité et d'une soumission non pas envers une personne quelconque, mais envers une tâche commune, une oeuvre à faire, une mission.

A noter son constat à ce propos: le vrai problème d'insoumission vient non pas du côté des membres du groupe mais du côté du 'pouvoir de gouvernement d'une institution' qui 'n'observe pas toujours l'attitude de docilité et de conformisme que nous venons d'esquisser'!

LES MANIFESTATIONS DE COMMUNION

Quand l'idée directrice passe à l'état subjectif

Nous abordons enfin le troisième pôle de l'institution: 'les manifestations de communion des membres du groupe et aussi des organes du gouvernement, soit en l'idée de l'oeuvre à réaliser, soit en celle des moyens à employer' (TIF: 19).

Hauriou valorise ici les 'grands mouvements populaires, qui accompagnent la fondation d'institutions politiques et sociales nouvelles'. Ces crises correspondent à des faits et moments historiques, par exemple, celle du mouvement ouvrier, ou des communes du Moyen Age.

Très significatif pour Hauriou à ce niveau est le fait que 'l'idée directrice de l'oeuvre passe momentanément à l'état subjectif'. Selon lui, ce sont les forces subjectives qui sont les sources créatrices dans un groupe. Quand l'idée passe à l'état subjectif dans un groupe à travers un événement de masse, on arrive à un moment créateur d'un mouvement: un moment de l'esprit, où 'les consciences invoquent (l'idée directrice) et elle descend au milieu d'elles, appropriée par elles à l'état subjectif' (TIF: 20).

Le moment de la fondation

La signification de ces moments est que:

'la communion en l'idée entraîne l'entente des volontés sous la direction d'un chef; elle ne comporte pas seulement l'assentiment intellectuel, mais la volonté d'agir et le commencement de geste qui, par un risque couru, engage tout l'être dans la cause commune; en un mot, c'est une communion d'action.' (TIF: 21)

On arrive alors aux moments forts historiques qui font naître des institutions nouvelles. Ces manifestations de communion autour d'une idée ont ainsi une valeur juridique que Hauriou nomme 'la fondation' de l'institution.

V. LE DÉVELOPPEMENT DE L'INSTITUTION

UNE THÉORIE NOUVELLE


Selon Hauriou, le processus du développement d'une institution peut être analysé en 3 temps: l'intériorisation, l'incorporation et la personnification. Quelle est la base théorique d'une telle analyse? Hauriou répond que sa 'méthode comparative' est nouvelle. Elle repose:

'sur le postulat que la société est oeuvre psychologique, que dans cette oeuvre psychologique il y a action et réaction réciproques de l'esprit humain et de certaines idées objectives, bases des institutions; que la personnalité corporative est une création sociale faite, dans une large mesure, à l'image de la personnalité humaine, mais que, comme elle s'est faite d'une façon subconsciente, elle peut révéler des ressorts de la personnalité humaine que l'introspection consciente ne révèle pas; que, d'ailleurs, dans la personnalité corporative, les détails d'organisation étant fortement agrandis et comme projétés sur un écran, l'observation en est rendue plus aisée' (TIF: 22).

La nouveauté de la méthode consiste donc à confronter 'la psychologie corporative et la psychologie individuelle'. Dès lors, nous comprenons pourquoi certains commentateurs ont eu tendance à considérer la théorie de Hauriou comme elle-même atteinte d'organicisme. Cependant, il convient de rappeler à la fois sa longue lutte contre les théories de Durkheim, Spencer, Duguit, et son insistance sur la base individualiste de toute société. Ensuite, il faut rappeler la triple structure interne de l'institution que nous venons de décrire, qui se construit autour de l'idée de l'oeuvre à faire. Quand Hauriou parle de la personnalité corporative d'une institution comme d'une chose réelle, on ne peut pas oublier ces qualifications fondamentales.

D'autre part, Hauriou a tout à fait raison historiquement de constater que cette personnalité corporative est créée à l'image de la personnalité humaine. Il semble en effet que l'humanité ait une tendance, presque impossible d'éradiquer, à penser le monde en termes anthropomorphiques. Que l'on compare, par exemple, l'origine de la base décimale de notre système de numérotation qui repose sur le nombre des doigts des deux mains - avec celui des Indiens américains qui préférent baser leur système sur les doigts d'une seule main.

Ayant dit tout cela, il est vrai que Hauriou, qui a toujours été un esprit 'plus cosmogonique que philosophique' selon son fils André Hauriou (Sfez 1966: vi), semble voir dans cette comparaison le reflet des structures profondes de la société. Il est même possible que la science moderne lui donne raison à ce niveau. De nouvelles théories mathématiques de self-similarity montrent que la nature transpose souvent des formes d'une échelle miniscule à une échelle beaucoup plus large. Il semble, par exemple, que les macro-structures de plantes peuvent être décrites par les mêmes équations mathématiques que celles qui décrivent leur micro-structures.

La théorie de la personnalité corporative de Hauriou, qui n'est que la projection des caractéristiques visibles de la micro-échelle de l'individu sur la macro-échelle de la société, est en effet une théorie de self-similarity appliquée aux sociétés humaines. Néanmoins, Hauriou ne perd jamais de vue le caractère de reflet de cette projection au niveau social.

UN MODELE HISTORIQUE

Le triple mouvement d'intériorisation, d'incorporation et de personnification a aussi un caractère historique. Hauriou donne l'exemple de la personnification progressive de la nation française à travers le règne des premiers rois Capétiens.

La théorie de Hauriou fonctionne en effet comme un modèle de développement, un concept qu'il emprunte directement au théologien anglais, le cardinal John Henry Newman (PDC2: 65).

On peut représenter le développement de l'institution par le tableau suivant:

Le modèle de développement institutionnel de Hauriou

INTERIORISATION

INCORPORATION

PERSONNIFICATION

L'IDÉE DIRECTRICE

La découverte de l'idée

Une crise initiale de conscience

Premier travail d'intériorisation de l'idée

par les organes du pouvoir organisé

Second travail d'intériorisation

L'idée passe à l'état subjectif, à l'intérieur de l'institution ⇒ Personnalité morale

Capable de:

a) s'exprimer par des règles de droit

b) s'obliger

c) la responsabilité subjective

LE POUVOIR ORGANISÉ

Le 'fondateur'

réussit à organiser l'oeuvre

Le pouvoir est minoritaire

Fortement exécutif

Séparation des pouvoirs

Gouvernement représentatif

≠ Participation

Le pouvoir est majoritaire

Fortement délibératif

⇒ Liberté politique

⇒ Participation au gouvernement

MANIFESTATIONS DE COMMUNION

Manifestations momentanées de communion

Assentiment

Mouvements de communion

Formation des consentements:

l'unité dans l'objet de consentements

Élections

Référendums

Assemblées

LES ÉTAPES DE DÉVELOPPEMENT

Sur notre tableau, nous pouvons identifier les éléments propres à chaque étape de développement de l'institution en fonction de nos trois piliers de l'idée directrice, du pouvoir organisé et des manifestations de communion.

L'intériorisation

A l'origine de chaque institution il y a 'la découverte' par quelqu'un de la notion qui va devenir l'idée de l'oeuvre à faire. Cette personne ne sera pas nécessairement le fondateur d'une institution basée sur cette idée. Comme le dit Hauriou, le plus souvent ce sera l'oeuvre de deux personnes différentes, comme dans le cas d'une invention commercialisée non pas par l'inventeur mais par un homme d'affaires. Le vrai fondateur dans le schéma de Hauriou est celui qui réussit à mettre en place un pouvoir qui organise l'oeuvre. Ceci devient possible quand l'idée est assez mûre dans le milieu social pour que celui-ci suscite 'une crise initiale de conscience' de la part d'un nombre suffisant de personnes qui manifestent leur communion, ou leur 'assentiment' avec l'idée du fondateur.

L'incorporation

On arrive ensuite au deuxième stade, celui de l'incorporation, caractérisée par 'un premier travail d'intériorisation' par le pouvoir organisé qui agit pour le bien commun de l'institution, dans le cadre de l'institution.

Dans l'analyse de Hauriou, à ce stade, il n'y a pas nécessairement participation des membres de l'institution au gouvernement, qui peut garder des formes aristocratiques. Le pouvoir reste ainsi 'minoritaire'; il est 'fortement exécutif' (TIF: 27). En même temps, Hauriou reconnaît plus de place aux 'consentements' de la majorité.

Néanmoins, le pouvoir est suffisamment organisé pour que l'institution ait 'une individualité objective', ce qui fait entrer l'institution dans le commerce juridique avec le monde extérieur. Elle devient capable d'être reconnue par d'autres institutions.

La personnification

Enfin, nous arrivons au stade de la personnification qui comporte 'un second travail d'intériorisation' de l'idée, travail qui coïncide avec certains événements organisés tels que les périodes d'élections, de référendums, de délibérations d'assemblées et les manifestations de communion qui les accompagnent (TIF: 26).

A ce stade, le pouvoir devient 'majoritaire'. Il y a donc une participation au gouvernement par les intéressés. Le pouvoir ici devient 'fortement délibérant', ce qui correspond avec l'avènement de la liberté politique dans l'institution. Ceci est possible, semble-t-il, parce que l'idée de l'oeuvre est maintenant suffisamment intériorisée par la majorité de membres; elle passe à 'l'état subjectif à l'intérieur de l'institution' (TIF: 31). Pour que l'institution puisse jouer de la personnalité morale dans la conception de Hauriou, il faut que cette idée reste à l'état subjectif d'une façon continue (TIF: 30).

L'idée directrice peut s'exprimer subjectivement, c'est-à-dire 'elle s'exprime d'abord dans toute institution par des règles de droit disciplinaire ou statutaire que, pour ainsi dire, elle secrète' (TIF: 32). La continuité subjective de l'idée permet à l'institution de s'obliger et d'assumer 'la responsabilité subjective, qui est la contre-partie de la liberté'.

VI. LA FONDATION

LA FONDATION : MODE DE NAISSANCE D'UNE INSTITUTION


Fidèle à sa conception de 'vitalisme social', Hauriou parle de l'opération de fondation comme de sa naissance à la vie juridique. A ce niveau, il distingue deux manières d'opérer de cette fondation:

a) par opération formelle

b) par opération coutumière

ainsi que deux modalités:

c) par volonté isolée d'un seul individu, ce qui mène à la fondation des établissements, c'est-à-dire des hôpitaux ou des hospices, où il n'y a pas un groupe permanent constitué pour perpétuer la fondation;

d) par volonté commune de plusieurs individus, ce qui engendre des institutions de la catégorie des corporations ou des universitates, avec un groupe permanent de membres.

LA FONDATION ET LE CONTRAT

Il est important de tenir compte de la distinction que Hauriou opère entre des actes contractuels et des actes de fondation.

Un contrat par lui-même 'ne saurait engendrer que des obligations entre les associés', dit Hauriou, tandis que l'opération de fondation 'donne naissance à un corps constitué' (TIF: 36).

A partir de cette conception, il déduit qu''il y a beaucoup de fondations masquées par d'autres opérations auxquelles elles sont mêlées'. Hauriou reprend ainsi l'analyse de Raymond Saleilles sur les associations de 1 juillet 1901. Ce dernier voit celles-ci comme comportant des éléments à la fois contractuels et fondationnels.

LES ÉLÉMENTS DE LA FONDATION

Comment reconnaître la fondation? Hauriou relise quatre éléments de l'opération de fondation:

a) la manifestation de volonté commune avec intention de fonder;

b) la rédaction des statuts;

c) l'organisation de fait de l'institution corporative;

d) la reconnaissance de sa personnalité juridique (TIF: 36).

Le premier de ces éléments est le plus important car il est 'le facteur consensuel et, par conséquent, le fondement juridique, non seulement de l'opération de fondation, mais de l'existence même du corps constitué' (TIF: 36).

Il faut remarquer que Hauriou ne parle ici que des fondations par opération formelle. Si l'État anglais et l'Église catholique peuvent vivre sans constitution écrite, il n'y a aucune raison que d'autres institutions n'arrivent pas à faire la même chose.

L'EFFET JURIDIQUE DE LA FONDATION

La première question qui se pose est de savoir comment les volontés peuvent 'engendrer un corps social'? La réponse se trouve dans l'idée de l'oeuvre, qui est comme nous l'avons vu, la force attrayante qui 'ne cessera d'attirer à soi de nouveaux adhérents'.

En des termes vraiment reminiscents du Sillon, Hauriou ajoute que 'Les fondateurs primitifs semblent avoir fait plus qu'ils ne pouvaient parce qu'ils ont planté dans le milieu social une idée vivante qui, une fois plantée, s'y développée par elle-même' (TIF: 37).

Pour Hauriou la fondation est ainsi comme une conséquence de la liberté individuelle, 'du même ordre que celle du droit de propriété' (TIF: 37) - encore un écho de Saleilles - dont la justification se trouve dans le fait qu''on a le droit d'utiliser la collaboration spontanée du milieu social comme on a celui d'utiliser la collaboration de la terre'. Malheureusement, 'c'est pour des raisons politiques que l'État se montre trop souvent hostile à la liberté de fondation'.

LA FORMATION DES CONSENTEMENTS

Trois éléments entrent en jeu ici:

a) l'unité dans l'objet des consentements, qui vient de l'attraction de l'idée;

b) l'action d'un pouvoir, qui 'unifie les consentements', par exemple, le vote d'une majorité, et qui vaut juridiquement par son propre caractère;

c) le lien d'une procédure, qui est l'élément formel nécessaire (TIF: 38).

LA PERSONNALITÉ MORALE ET L'ORGANISATION CORPORATIVE

Cette opération de fondation est aussi 'une opération subjective' qui fait naître 'la personnalité morale' de l'institution, qui est un attribut interne de l'institution venue à sa maturité et qui est distincte de sa personnalité juridique (TIF: 40).

A ce niveau, Hauriou insiste longuement sur la précédence, ou du moins la contemporanéité de l'existence de l'organisation corporative avec les organes de l'institution.

LA JURIDICITÉ DE TOUS LES ACTES D'UNE INSTITUTION

Hauriou insiste aussi sur la juridicité de 'tous les actes par lesquels une institution corporative assure sa vie', ce qui a pour conséquence 'la possibilité d'une sorte de recours pour excès de pouvoir' en cas d'abus (TIF: 41).

Enfin, même la mort de l'institution présente un caractère juridique: sa cause peut provenir, soit des membres eux-mêmes, soit d'un pouvoir extérieur, par exemple quand il y a 'désaffection ou hostilité du milieu social'.

LE DROIT, LA JUSTICE ET L'INSTITUTION

LES DERNIERES ÉTAPES D'UNE CONCEPTION DU DROIT


Nous avons déjà présenté les grandes lignes de la pensée de Maurice Hauriou concernant le droit institutionnel. Nous nous bornerons ici à indiquer les dernières étapes de la conception du droit que Hauriou associe avec sa théorie.

Dans le domaine juridique, l'ordre social demeure pour Hauriou un concept central, qu'il veut toujours équilibrer avec la justice. L'ordre social représente 'le minimum d'existence, dit-il, et la justice sociale est un luxe dont, dans une certaine mesure, on peut se passer' (ASD: 49). Dans ce contexte, 'une seule goutte de justice réalisée a, pour ainsi dire, une valeur infinie' (ASD: 50) - ce qui est probablement vrai du point de vue des luttes sociales où l'on célèbre chaque petite victoire. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre ce texte, croyons-nous; non pas comme une justification d'un délai dans le travail pour la justice.

LA DÉMOCRATIE ACQUISE

On constate aussi que la démocratie semble beaucoup plus acquise maintenant dans la pensée de Hauriou: 'le régime démocratique est celui qui intègre la plus grande somme de justice égalitaire et qui détend les ressorts de l'ordre social jusqu'à la limite extrême où ils peuvent être détendus sans que l'édifice social s'écroule immédiatement' (ASD: 69).

LA THÉORIE DE L'INSTITUTION ET L'ÉGLISE CATHOLIQUE

Nous l'avons déjà remarqué: Maurice Hauriou n'a jamais douté que sa théorie s'appliquait à l'Église catholique. Il s'est même reconnu tributaire des théologiens du moyen âge (PI: 15). S'il n'a jamais fait une application systématique de sa théorie à l'Église, son article de 1925, où il se réfère à l'histoire ecclésiastique pour illustrer sa notion de l'idée directrice, nous en donne une esquisse:

'l'idée chrétienne lancée dans le monde, pour le renouveler par la rédemption, contenait, même après le message du Christ, une grande part d'indétermination. Il est fort instructif d'examiner, dans l'oeuvre de détermination progressive du contenu de l'idée et surtout dans le maintien de la continuité de l'idée au travers des déterminations successives, la part qui revient au fait que l'idée chrétienne s'est incorporée dans l'institution de l'Église Chrétienne' (TIF: 33).

Mais la question restait pour lui: 'En quoi la continuité corporative de l'Église a-t-elle pu faciliter la continuité du développement du dogme dans le sens véritable de l'idée directrice?' Il se demande ensuite pourquoi 'l'idée chrétienne, une fois lancée dans le monde, ne pouvait-elle pas y cheminer seule en liberté et à l'état de vérité objective?' Hauriou donne la réponse lui-même en écrivant que:

'les idées objectives ne sont perçues par les hommes qu'au travers de concepts subjectifs, si bien que la Révélation, abandonnée à elle-même, menaçait de sombrer dans l'océan des interprétations et des hérésies. L'institution de l'Église et les manifestations de communion qui se produisent de mille manières dans le sein de l'institution et qui sont réglées par le gouvernement de celle-ci, ont permis la détermination d'une interprétation subjective commune et officielle de la vérité révélée. C'est cette interprétation subjective officielle qui constitue le dogme et le symbole, elle n'épuise pas le contenu de l'idée objective puisqu'il subsiste des mystères, mais elle renferme la plus forte garantie de l'exacte approximation de ce contenu en même temps que de la continuité de son action. Cela revient à dire qu'une action gouvernementale équilibrée par une communion de fidèles est une garantie de continuité, dans l'interprétation subjective de l'idée directrice, très supérieure à ce que serait celle de la libre interprétation individuelle.' (TIF: 34)

Pour Hauriou l'Église-institution constitue donc un exemple paradigmatique de la valeur de sa théorie, où le pouvoir organisé de l'institution ecclésiale et les manifestations de communion s'entraident pour approfondir l'idée de l'oeuvre chrétienne à travers les siècles.

QUELQUES OBSERVATIONS

On pourrait, en effet, tirer beaucoup de choses de cette théorie de la structure et du développement d'une institution. D'abord, les trois pôles et les trois stades de développement institutionnel ont une valeur explicative importante pour l'histoire des institutions.

Ensuite, la théorie a une forte valeur de justification de l'existence autonome des institutions en tant que phénomènes naturels liés à la vie humaine en groupe. Si Hauriou reste toujours défenseur du rôle de l'État, sa théorie justifie aussi l'existence de toutes sortes d'autres institutions qu'on peut imaginer.

Et encore, la conception téléologique d'une institution qui existe en fonction de sa mission, de son oeuvre à faire, transforme la notion du pouvoir à l'intérieur de cette institution. Ce pouvoir, auquel Hauriou donne toute son importance, est subordonné à l'objet de l'institution. Ce ne sont plus seulement les citoyens qui se sont soumis au gouvernement, mais les deux protagonistes: les gouverneurs et les gouvernés sont soumis à l'orientation de l'oeuvre de l'institution.

Enfin, nous croyons qu'on peut dire que cette théorie de Hauriou est aussi une théorie de l'action au même sens que la théorie sociologique de sa Science Sociale Traditionnelle. Ce cadre peut même servir de référence pour développer une institution.

On peut encore ajouter que cette théorie est démocratique selon la conception sillonniste et dans le sens de l'accroissement du donné social de liberté, de fraternité et d'égalité. L'insistance sur l'autonomie de pouvoir, et ainsi sur le concept d'investiture au lieu de celui de délégation, est très importante. De même, la croissance du tissu associatif est elle-même un signe de l'accroissement de fraternité. La théorie prend aussi en compte la nécessité d'équilibrer le pouvoir, avec la reconnaissance du rôle de l'assentiment, du consentement et de la participation au gouvernement.

D'autre part, on remarque que la théorie adopte une perspective évolutive par rapport au développement d'une institution. Cela veut dire que l'on peut accepter sans complexe, à une étape préliminaire de ce développement, qu'une institution peut être non-démocratique.

Si l'on considère la théorie de Hauriou comme 'réaliste', c'est un élément positif qu'elle prévoie la transformation progressive d'une telle institution vers la démocratie. Néanmoins, il faut prendre garde que cette théorie ne soit pas utilisée comme une justification d'un délai de démocratisation. On voit par exemple que certains dirigeants de pays en voie de développement se servent d'une version de cette théorie pour justifier la priorité des libertés économiques sur les libertés politiques. Or, il faut se rappeler toujours que la théorie de Hauriou est une théorie de conduite ou d'action prudentielle. Il n'y a rien de déterministe dans le processus de démocratisation, qui comportera toujours un élément de lutte.

A un autre niveau, il faut reconnaître qu'il y a une part de juste dans l'idée de Hauriou d'un certain droit de propriété de la part du fondateur (sans oublier la personne qui découvre l'idée!).

Je n'ai pas insisté ici sur les aspects 'psychologiques' de la théorie présentée par Hauriou. Sa manière de parler de la psychologie institutionnelle a quelque chose de gênant. Néanmoins, il faut rappeler que pour Hauriou la science psychologique est traditionnelle dans le même sens qu'il parle d'une sociologie comme science traditionnelle, c'est-à-dire comme une science morale, prudentielle et pratique. Par ailleurs, il faut admettre que malgré ces aspects la théorie de Hauriou garde sa valeur comme un modèle des relations entre l'élite et la masse dans chaque institution. Comment donc expliquer ces relations en termes non-psychologisants.

En tout cas, la théorie de l'institution de Maurice Hauriou reste une source de réflexion féconde et d'une valeur permanente.

Notes

1'Et si le mot n'est pas une création exclusive du juriste toulousain, sa généralisation dans la pensée juridique française s'explique, pour l'essentiel, par l'oeuve de Maurice Hauriou' (Halbecq: 1966: 496).

2On n'oublie pas que l'Italie avait son Hauriou dans la personne de Santi Romano, qui a aussi développé une théorie institutionnelle.

3Aristide Briand avait envoyé Marc Sangnier à l'ancien pape Benoît XV en 1916 pour une mission de réconciliation entre l'Église et l'État (Barthélemy-Madaule 1973: 233).