Une sociologie de l'action et de l'institution

I. INTRODUCTION

LA SOCIOLOGIE DE MAURICE HAURIOU


Si Maurice Hauriou en est venu dans les années 1890 à développer la sociologie qui lui a en fourni une base anthropologique pour sa théorie de l'institution, son intérêt dans ce domaine s'explique par le contexte. Le monde catholique d'alors était en pleine turbulence dans la foulée de Rerum Novarum, l'encyclique du pape Léon XIII sur le problème social de 1891. Un an plus tard, le même pape a encore secoué le monde catholique français par son appel, dans l'encyclique Inter sollicitudines, au ralliement à la république avec ses implications démocratiques.

Dans ces circonstances il n'est pas étonnant que le catholique Maurice Hauriou essaie d'apporter sa propre contribution aux débats par La Science Sociale Traditionnelle en 1896 et ses audacieuses Leçons sur le Mouvement Social en 1899, deux livres qui n'ont jamais reçu l'accueil attendu ou espéré par leur auteur. Ce fait s'explique sans doute par leur originalité et leur non-conformité à la mode sociologique de son temps. Néanmoins, puisque ces livres nous donnent quelques clés fondamentales de la pensée de Hauriou, il nous faut faire l'effort de pénétrer leur style.

UNE SOCIOLOGIE DE L'ACTION DÉMOCRATIQUE

La Science Sociale Traditionnelle nous donne la première et la plus systématique articulation de la vision anthropo-sociologique de Maurice Hauriou. On peut comprendre facilement pourquoi cette oeuvre maîtresse, qui cherche à expliquer le progrès en fonction de chute originelle du premier homme, a pu se heurter à l'esprit 'scientifique' de l'époque avec sa difficulté de distinguer entre la raison et le rationalisme. L'essentiel de ce livre, cependant, se trouve dans sa tentative d'intégrer cet esprit scientifique et moderne à une conception traditionnelle de l'action publique prudentielle.

Dès lors, Hauriou développe une sociologie de l'action morale liée à une conception de l'homme post-révolutionnaire de liberté, de fraternité et d'égalité. Comme nous allons le voir, cette sociologie correspond très bien à la vision de la démocratie promue par le Sillon, ce qui nous justifie, sans doute, de considérer ce travail de Hauriou comme une sociologie d'action démocratique.

UNE SOCIOLOGIE JURIDIQUE OU INSTITUTIONNELLE

Trois ans plus tard, Hauriou publie ses Leçons sur le mouvement social, qui ne reçurent pas un meilleur accueil. Pour l'opinion savante, ces leçons 'pèchent' en cherchant à expliquer le mouvement sociologique en termes empruntés de la théorie de la thermodynamique! En fait, Hauriou a tenté de répondre d'avance à cette critique en expliquant que chaque science nouvelle a besoin dans sa période de formation de chercher 'par des analogies les relations qui l'unissent aux sciences déjà constituées' (LMS: 1).

En tout cas, ces leçons nous livrent l'effort de Hauriou de constituer une sociologique juridique qui corresponde aux idées exprimées dans la Science Sociale Traditionnelle. Nous trouvons là quelques notions essentielles illustrant la façon de Hauriou de comprendre et de représenter juridiquement les phénomènes institutionnels.

II. UNE SOCIOLOGIE SCIENTIFIQUE ET TRADITIONNELLE

TRADITION ET SCIENCE


'Si la science sociale doit prendre à un degré quelconque la responsabilité de la conduite humaine, il semble qu'elle soit obligée d'appeler à son aide la tradition', ainsi commence la préface de La Science Sociale Traditionnelle (SST: x). Pour pouvoir influencer la conduite humaine, écrit Maurice Hauriou, la science sociale doit fournir 'une réponse satisfaisante à la question sociale' - voilà déjà exprimée l'option fondamentale de l'auteur.

Pour Hauriou le noeud du problème se résumait dans 'la contradiction qu'il y a entre le socialisme optimiste de la science et l'individualisme pessimiste de la tradition'. D'un côté, Hauriou critique la science qui 'voit dans la société un organisme existant en lui-même, heureux de vivre, ambitieux de diriger son propre développement'. De l'autre côté, il critique la tradition dont la doctrine de la chute semble condamner l'homme à 'toujours vouloir par lui-même' et l'oblige à 'porter son moi comme une croix' (SST: x-xi).

A ce problème, selon Hauriou, il faut chercher la solution des deux côtés à la fois. Car la société a non seulement une existence 'objective' susceptible d'être observée, mais 'elle est vue subjectivement, sentie et voulue par l'homme'. C'est le noeud de la réponse de Hauriou à Durkheim et à Duguit.

L'observation individuelle et scientifique de cette réalité objective ne suscite pas, seule, la réponse nécessaire; par contre la tradition, qui fonctionne comme une sorte de révélation collective de la réalité, est capable de lui donner la 'certitude pratique' et subjective qui rend possible de vivre et d'agir1.

On peut représenter cette conception de la manière suivante:


Science Tradition


↓ ↘ ↙ ↓


Existence Objective Existence Subjective


Une sociologie authentique doit développer une double méthode scientifique et traditionnelle qu'il faut appliquer à chaque dimension de l'existence sociale.

OBJET ET MÉTHODE DE LA SCIENCE SOCIALE

Ensuite, Hauriou présente sa conception de l'objet et de la méthode de la science sociale. Sa première préoccupation est 'd'établir la science sociale sur la matière sociale' (SST: 1). Il critique ces sociologies qui ont 'l'inconvénient de faire disparaître l'homme de la science sociale'. Le résultat est que l'on finit par ne pas dire 'un mot du problème de la conduite' et par ne pas comprendre ce qu'est la morale et le droit.

En deuxième lieu, il critique cette science sociale qui n'a pour objet que des 'organismes'. La raison pour laquelle on ne peut pas suivre cette méthodologie se trouve dans le fait que la matière sociale n'est pas toujours organisée en société, c'est-à-dire en organisme politique.

LA MATIERE SOCIALE

Pour Hauriou, la matière sociale qu'il faut étudier comporte trois éléments:

1° Un groupement d'hommes, une solidarité et une coopération et le sentiment de ce groupement, de cette solidarité et cette coopération.

2° Une individualité créée dans chaque homme sociable et le sentiment de cette individualité.

3° Une certaine conciliation entre le groupement et l'individualité et le sentiment de cette conciliation (SST: 4).

Ces trois éléments, dans lesquels nous pouvons distinguer les aspects objectifs et subjectifs, contribuent à la formation de ce que Hauriou appelle 'le donné social'.

LA SOCIÉTÉ: UNE CONCILIATION ENTRE LE GROUPEMENT ET L'INDIVIDU

On remarque que Hauriou commence, non par une notion de la société, mais par celle du groupement. La notion de la société ne vient qu'en deuxième lieu, par la conciliation du groupement et de l'individualité. A partir de là, Hauriou arrive à sa définition de la société comme:

'un mode d'existence en qui se concilient et en qui les hommes sentent se concilier le groupe humain et l'individualité humaine.' (SST: 5)

Il met l'accent non seulement sur l'existence objective du groupe vu de l'extérieur, mais surtout sur l'aspect subjectif vécu à l'intérieur de chaque groupe. Cette subjectivité est dérivée des 'sentiments' conscients ou inconscients des 'sujets humains' qui constituent le groupe. Hauriou souligne que cette définition de la société 'étant à la fois objective et subjective est éminemment traditionnelle'. C'est pourquoi la sociologie doit étudier les deux aspects de la matière sociale, l'objectif et le subjectif. De plus, l'aspect subjectif prime sur l'aspect objectif car 'la conscience collective est située dans le moi humain'. Ainsi, l'individu prime sur la collectivité, et ceci exige une méthode spéciale pour faire de la sociologie.

REFUS DE L'ORGANICISME

Il découle de cette conception de Hauriou qu'il n'est pas possible de faire de la société 'un être distinct de l'homme' (SST: 17). Ceci est la critique fondamentale de Hauriou dirigée contre Durkheim, qui 'en enseignant que la société a une réalité séparable de celle du sujet humain, semble avoir commis une erreur' (SST: 19). A cette erreur, dit Hauriou, il faut répondre par la tradition, c'est-à-dire 'un individualisme formidable, quoique mitigé' (SST: 39).

La conception de la société de Maurice Hauriou récuse toute formes d'organicisme. Pour lui, ce sont plus spécialement les théories de Durkheim et de l'anglais Herbert Spencer qui sont organicistes. Chez Hauriou, la société est intimement liée à l'homme, aux sentiments et aux consciences des hommes.

Il s'en suit que la direction du mouvement social dépend d'un choix et non pas d'un déterminisme organique. C'est pourquoi Hauriou plaide pour une théorie du progrès social.

III. UNE THÉORIE DU PROGRES COMME ACTION DÉMOCRATIQUE

UNE CONCEPTION DU PROGRÈS


Pour Maurice Hauriou l'idée du progrès compte parmi les grands développements depuis le 16ème siècle. Elle provient de la rencontre de deux idées: celle du perfectionnement individuel du chrétien, et celle de l'indépendance de la raison humaine (SST: 46). C'est chez Pascal que Hauriou trouve ce qu'il considère comme 'la première vue nette du progrès social'.

Dans cette ligne, Hauriou comprend le progrès comme 'l'accroissement du donné social' objectif et subjectif. Pour rendre compte de ces deux aspects, une théorie du progrès doit chercher à expliquer les 'mécanismes' objectifs et les 'actions personnelles' ou subjectives des hommes. Hauriou le fait de la manière suivante (SST 45):


Objectif

Subjectif



Un groupement d'hommes avec une solidarité et une coopération

Fraternité



Une individualité créée dans l'homme sociable

Liberté



La conciliation de l'individu et du groupe, de l'individualité et de la nature humaine

Égalité


Par là, on peut comprendre la conception du progrès de Maurice Hauriou. Ainsi, du point de vue de la fraternité, l'accroissement du donné social correspond à l'accroissement de la solidarité et de la coopération. De même, le progrès dans la liberté correspond au progrès de l'individualité humaine et de la raison.

Enfin, par rapport à l'égalité, le progrès correspond à la conciliation croissante entre l'individu et le groupe, entre l'individu et la nature humaine, surtout 'par l'établissement progressif de l'égalité de pouvoir'. En même temps, l'objectif de l'égalité fait prévaloir ce que Hauriou appelle 'le droit légal', qui 'consacre des droits, des libertés pour l'individu', sur 'le droit réglementaire', qui 'représente l'arbitraire administratif' (SST: 128).

LE PROGRES SOCIAL: UNE OPTION

En fait, cette matière sociale, objet de la science sociale, 'est toujours en mouvement' et 'elle constitue un équilibre mobile entre ces éléments contradictoires qui s'appellent moi et autrui, similitudes et différences, individu et collectivité, conscient et inconscient, nature humaine et individualité' (SST: 23). Il en résulte qu'une société peut 'progresser ou tomber en décadence'. C'est pourquoi on a aussi besoin d'une théorie du progrès qui explique les lois du progrès qui 'ne soient pas identiques aux lois des autres existences, ni aux lois de la vie psychique, ni de la vie organique' (SST: 24).

UNE MÉTHODE PRATIQUE

Pour que la société puisse faire ces choix, il faut arriver au stade de la certitude pratique, une condition préalable pour la vie et l'action. Le défi: comment trouver une méthode qui convienne à cette conception de la science sociale?

Hauriou admet bien entendu que cette dernière est 'une science d'observation sociale' qui doit rendre compte des phénomènes qui se produisent dans la matière sociale. La différence est que 'la conscience humaine' fait que 'les hommes à tort ou à raison se figurent, par leur conduite, influer sur les actes sociaux' (SST: 26). D'autre part, cette méthode doit prendre en compte le 'dualisme apparent de l'univers' qui fait que 'le principal mouvement de la matière sociale consiste en la conciliation des similitudes et des différences des hommes'.

Alors, il faut que la science admette des contradictions comme celles du bien et du mal, de la foi et de l'esprit critique, de l'autorité et de la liberté, etc.' (SST: 27). Ceci fait que la science sociale 'n'est point une science d'observation ordinaire' et 'est en effet nécessairement morale'.

Étant morale, la conduite humaine est indissolublement liée non seulement à la connaissance mais aussi à la conscience. Pour que la science sociale puisse prendre 'la responsabilité de la conduite il faut être en mesure de régler toute la conduite' (SST: 29). Pour cela, l'homme a besoin de 'certitude' qu'on ne peut demander qu'à 'la tradition dogmatique et éthique', que Hauriou comprend comme 'un ensemble de croyances traditionnelles, dogmes religieux, idéal artistique, préceptes de morale, principes du Droit' (SST: 31-32).

Bien que Hauriou ne cite ni Léon Ollé-Laprune, ni Maurice Blondel, cette conception de la science sociale comme discipline morale, qui doit mener l'homme à la connaissance, à la conscience, à la certitude et à la responsabilité pour son action, rappelle fortement la doctrine de ces deux philosophes. Cette conception est en effet très traditionnelle car elle prend sa source dans la prudence aristotélicienne remise en valeur par Ollé-Laprune et le renouveau thomiste.

VERS UNE TRADITION CONSCIENTE

Dans la société cependant, cette tradition reste souvent au niveau de l'inconscient, elle est même combattue 'par scepticisme ou dilettantisme'. Il faut donc que les hommes deviennent conscients de son contenu pour qu'ils puissent accepter 'l'autorité de la révélation sociale' que cette tradition contient. Il est ainsi impératif que la science sociale 'admette l'autorité de l'idéal religieux, ou de l'idéal métaphysique, de l'idéal artistique, les grands principes de l'éthique, ceux de la morale et du droit' (SST: 34).

Mais, 'cette parole est amère', dit Hauriou, 'il est dur pour l'orgueil d'avouer'. Ainsi, l'erreur du socialisme 'consiste à faire prédominer l'élément objectif de la matière sociale sur l'élément subjectif', tandis que l'erreur de l'individualisme 'consiste au contraire à faire prédominer l'élément subjectif sur l'élément objectif' (SST: 35).

Puisque 'la société est l'oeuvre de l'homme, c'est sur la volonté de l'homme qu'il faut agir, c'est la responsabilité individuelle qu'il faut mettre en jeu'. Et pour Hauriou, c'est dans le droit qu'on peut vérifier cette réponse parce que 'le droit croit à l'individualité humaine, il en fait le pivot de sa construction'2. Nous voyons ainsi comment Hauriou cherche ce qu'il appelle lui-même 'le juste milieu' entre l'individualisme et le socialisme, en réservant toujours la primauté à l'individu, c'est-à-dire à l'homme.

UNE CONCEPTION DÉMOCRATIQUE

On remarque que malgré sa conception du progrès en termes de liberté, fraternité et égalité, Hauriou évite de parler de 'démocratie'. Il semble avoir encore quelques hésitations à ce sujet3.

Néanmoins, il importe de rappeler ici la méthode prudentielle proposée par Hauriou pour arriver au progrès par l'accroissement du donné social. Il faut en effet augmenter la connaissance, la conscience et la responsabilité de l'individu et ainsi de la société. Or, comment ne pas reconnaître dans cette conception de forts échos de la définition de la démocratie qui sera proposée par le Sillon quelques années plus tard4?

'La démocratie est le système d'organisation sociale qui tend à porter au maximum la conscience et la responsabilité de chacun.' (Sangnier 1906: 167)

Il semble en effet que les sillonnistes sont allés un pas au-délà de Hauriou en appliquant le mot 'démocratie' à la conception et à la méthode du progrès social proposée par celui-ci.

C'est ici qu'il faut se souvenir du nombre important de dirigeants du Sillon qui étaient juristes, parmi eux, Marc Sangnier lui-même. Avec la Science Sociale Traditionnelle, nous sommes, croyons-nous, à l'origine de l'influence mutuelle que Hauriou et les sillonnistes vont exercer l'un sur les autres pendant les trente ans à venir.

IV. LA RÉDEMPTION SOCIALE

LA TRANSACTION COMME SOLUTION À LA CONTRADICTION


Hauriou développe longuement son analyse du progrès selon les catégories de fraternité, liberté et égalité. Nous ne pouvons retenir ici que quelques observations sur ses tentatives constantes d'intégrer dans son modèle du progrès des catégories philosophiques, religieuses, et sociologiques. En premier lieu, il convient de noter son insistance proudhonienne sur le fait que 'la matière sociale se forme et se vit au milieu des contradictions' (SST: 86). Ces contradictions se trouvent à tout niveau du monde, de la vie et même du 'moi humain', ce qui l'amène à parler de 'l'universelle contradiction' (SST: 84).

Hauriou envisage plusieurs solutions possibles à ces antinomies: par l'élimination de l'un ou de l'autre5, par la synthèse soit 'évolutive', soit 'idéale', ou enfin par 'la transaction'. La transaction est sans doute son idée la plus intéressante ici. Selon la conception de Hauriou, la transaction est la forme plus commune de solution aux innombrables contradictions de la société. Il faut se souvenir ici de 'l'équité dont l'institution fondamentale est l'arbitrage' et de 'la médiation' que Hauriou entend dans le sens chrétien de la rédemption (SST: 123).

Pour Hauriou, 'la force transactionnelle qui plie les volontés et réalise les accords sociaux, suppose chez les hommes l'idéal et la passion de l'égalité' (SST: 128. Ainsi, 'la transaction tend vers l'égalité comme le polygone vers l'infini du cercle' et 'transiger c'est couper le différend en deux, faire une part égale aux prétentions des deux parties' (SST: 128). C'est ainsi que se créera un modus vivendi (SST: 135).

Enfin, comme dernier élément du progrès, Hauriou propose 'le triomphe de l'esprit', qui 'n'est que la continuation d'un mouvement qui soulève la création entière' (SST: 153).

LE BESOIN SOCIAL DE RÉDEMPTION ET DE SACRIFICE

Pour terminer cette présentation des aspects de l'anthropologie de Hauriou, considérons son concept du 'donné social subjectif' qui comporte quatre éléments:

1° Le sentiment de la conduite à tenir, lié lui-même au sentiment du bonheur et la distinction du bien et du mal ;

2° Le sentiment de la faute et de la responsabilité ;

3° Le sentiment de la souffrance ;

4° Le pessimisme.

On remarque ici surtout le rôle fondamental que Hauriou accorde au sentiment et ensuite à la conscience. Par rapport à la conduite, ce sont la morale et le droit qui forment les règles de la conduite humaine. La morale agit de l'intérieur de l'homme. Celui-ci est ainsi maintenu par sa conscience. L'opinion publique et le droit agissent par contre de l'extérieur et restent souvent au niveau de l'inconscient. Ainsi, 'la morale se préoccupe uniquement des devoirs, c'est-à-dire des actions que les relations obligent à accomplir', tandis que 'le droit se préoccupe des droits, c'est-à-dire des actions que les relations humaines permettent d'exiger des autres' (SST: 159).

En deuxième lieu, Hauriou met en valeur 'la responsabilité interne chez l'agent jugé par sa propre conscience' (SST: 161). De même, il voit la souffrance comme une manifestation de la conscience humaine qui 'proteste', et qui est frappée par 'la contradiction qu'il y a entre le pessimisme et la vie' (SST: 167).

C'est la conscience qu'a l'homme de toutes les contradictions de la vie qui mène, nous semble-t-il, Hauriou à chercher des explications. Il pense les trouver premièrement dans 'l'hypothèse de la chute originelle', qui a rompu dans l'homme l'équilibre 'entre l'inconscient et le conscient' (SST: 170). Et parce que, comme nous l'avons vu, le progrès de la société humaine dépend des transactions sociales, qui impliquent des sacrifices, Hauriou propose aussi 'l'hypothèse de la rédemption' (SST: 175). Pour Hauriou donc c'est 'grâce au sacrifice volontaire que se réalise subjectivement le progrès' (SST: 184).

Et même le sacrifice ne suffit pas selon Hauriou, parce qu'il y a 'une limite au sacrifice, qui est celle du droit naturel ou du dogme'. L'esprit de sacrifice, dit Hauriou dans une phrase lourde de préscience, 'a son non possumus'. C'est pourquoi la société a besoin aussi des 'excessifs', c'est-à-dire de cette 'minorité d'élite' qui monte plus haut, épouse l'esprit de la loi, pratique les simples conseils' (SST: 206). Dans cette minorité, qui est du côté du monde du sacrifice, se trouvent 'les saints, mais aussi, chose remarquable, il s'y trouve aussi de petites sociétés'. Mais il y aussi des excessifs du côté de 'la lutte pur la vie' qui sont 'non pas les malfaiteurs, mais les violents et les forts, les risqueurs et les audacieux qui triomphent'.

Quatorze ans plus tard en 1910, cette théorie va prendre des allures de prophétie après l'encyclique de Pie X, Notre Charge Apostolique, qui met fin au mouvement du Sillon. Mais c'est une théorie qui donne aussi de l'espoir à ceux, comme Henry du Roure, secrétaire-général du mouvement, qui rêvent que 'le Sillon, en mourant, aura donné naissance à un autre mouvement, rectifié sans doute, mais bien puissant' (du Roure 1921: T. 2, 14). La théorie du progrès par le sacrifice de Maurice Hauriou explique 'la soumission' - ou mieux, 'le sacrifice' - du Sillon et annonce sa suite. Dans ce contexte, il est très intéressant de remarquer que Hauriou choisit d'introduire sa notion de l'institution précisément dans sa discussion du sacrifice et de la rédemption sociale.

V. VERS UNE THÉORIE DE L'INSTITUTION ET DE LA FONDATION

LES DEUX MONDES DE LA VIE ET DU SACRIFICE


Il y a deux mondes, dit Hauriou, 'celui de la lutte pour la vie et celui du sacrifice' (SST: 187). Ces deux mondes ont besoin l'un de l'autre et en même temps sont en contradiction fondamentale, ce qui engendre l'action et la réaction entre ces mondes.

'L'action que le monde du sacrifice exerce sur celui de la lutte pour la vie doit être pratiquement considérée comme une rédemption. Le monde de la lutte pour la vie se débat dans la contradiction et la souffrance, il est entraîné dans une chute continuelle, le monde du sacrifice s'efforce de la racheter, de la relever, de la sauver ; s'il y réussit, il y a progrès, et à ce point de vue le progrès est une forme du salut' (SST: 187).

A cette rédemption des organisations sociales, Maurice Hauriou donne le nom du 'phénomène de l'institution'. Il s'agit ici cependant plutôt d'une conception de ce qu'il appellera plus tard le processus de 'la fondation'.

L'INSTITUTION

Ce sont les partisans de la lutte pour la vie qui ont raison, selon Hauriou, et ils mènent le monde social (SST: 188). Ainsi, toutes les créations sociales sont des conquêtes de 'la force', ce qui fait que 'le pouvoir est en lutte avec le pouvoir' (SST: 189). Mais si ce pouvoir est nécessaire, il reste toujours instable, il est incapable de donner à la société le minimum de paix et de santé dont elle a besoin (SST: 193).

C'est pourquoi il faut recourir au monde du sacrifice qui peut mener à la transaction, pour qu'à leur tour les maîtres du jour se détendent, se radoucissent, renoncent à certaines prétentions, se pénètrent des devoirs corrélatifs à leur pouvoir, les angles s'arrondissent' (SST: 193). On entre ainsi dans 'le patrimoine des similitudes'. Au corps primitif, on donne une âme:

'Ce n'est plus une organisation, c'est une institution, car s'instituer c'est se donner un principe interne, une âme, et ce qui nous venons de décrire est le phénomène de l'institution'6.

Notons ici comment chaque institution sociale se construit autour d'un principe qui est comme 'une âme'. C'est la première formulation de ce que Hauriou appellera plus tard 'l'idée directrice' d'une institution. Cette notion sera aussi une clé de la conception de l'organisation sociale du Sillon qui parlera de son 'âme commune'.

Ces institutions, d'après Hauriou, 'sont la société elle-même' et 'l'histoire sérieuse est devenue l'histoire des institutions' (SST: 194). Ce processus de s'instituer, comme nous pouvons nous y attendre, a une contrepartie car les institutions, bien entendu, ne sont pas immortelles. Ayant rempli leur fonction, elles se désinstituent peu à peu; elles redeviennent de simples organisations soutenues, non plus par la force, mais par l'habitude.

UN PROCESSUS DE FONDATION

Ce qui nous intéresse ici, du point de vue juridique, c'est que, selon Hauriou, ce processus de fondation que nous pouvons appeler institutionalisation (même si Hauriou n'utilise pas ce mot) passe par une série des progressions. Ainsi, les situations de fait se traduisent en situations juridiques, la force devient le droit, et le pouvoir devient la fonction.

Nous avons là, la matière première de la théorie de l'institution.

VI. LES LECONS SUR LE MOUVEMENT SOCIAL DE 1899

LA SOCIOLOGIE JURIDIQUE


Si la Science Sociale Traditionnelle nous présente la sociologie d'action et du progrès de Maurice Hauriou, ses Leçons sur le mouvement social de 1899, malgré leurs prétentions thermo-dynamiques, nous donnent un aperçu important de sa sociologie juridique et institutionnelle. Ce dernier livre forme ainsi la transition vers sa pensée proprement juridique.

Une théorie idéale-réelle du mouvement

Rappelons que la sociologie de Hauriou est orientée vers la conduite, ce qui implique le mouvement. De là, Hauriou développe la trilogie suivante: mouvement, représentation du mouvement, conduite du mouvement. Or, dans le vocabulaire de Hauriou, la représentation concerne l'idéal, qu'il oppose de façon proudhonnienne au réel.

Dans le cas actuel, le mouvement social réel correspond à l'activité individuelle et la représentation du mouvement social idéal correspond 'à la réflexion que l'homme exerce sur sa propre activité ou à la jouissance qu'il en tire' (LMS: 6). Dès lors nous pouvons résumer sa dialectique dans le schéma suivant:


Réel Idéal

Mouvement ↔ Représentation du mouvement

Activité Réflexion

↘ ↙

Conduite

Suivant ses intuitions cosmogoniques, Hauriou cherche les analogies7 que cette conception représente dans les mouvements physiques tels que la mécanique et la thermodynamique.

La représentation idéale

Même si Hauriou développe un nombre de catégories intéressantes pour analyser le réel du mouvement social, nous allons parler ici uniquement de sa conception de représentation. Partant du travail de son ami, Georges Dumesnil, dont la thèse sur le rôle des concepts est 'une des oeuvres philosophiques les plus profondes de ce temps' (LMS: 44), Hauriou insiste sur la réalité des concepts ou des idées.

Subjectif et objectif

Par là, il déduit qu'une représentation en tant que concept ou idée a une double existence:

a) Les représentations objectives sont 'celles par où s'expriment les choses';

b) Les représentations subjectives sont 'celles par où s'exprime le sujet humain avec sa tendance à réagir sur les choses' (LMS: 45).

A cette conception, Hauriou ajoute la distinction de Dumesnil entre le continu et le discontinu. Pour ce dernier, le discontinu correspond à la liberté et le continu au 'mécanisme' (LMS: 45).

L'individu et la société, la personne et l'État

A partir de ces distinctions, Hauriou arrive à distinguer entre l'homme en tant qu'individu et l'homme en tant que personne, et entre la société et l'État.

La notion d'individu prend en compte l'homme comme 'une partie intégrante du tout social', en continuité et en dépendance de 'la société' (LMS: 47).

D'autre part, la notion de personne prend en compte l'homme qui 's'apparaît à lui-même comme une "personne", c'est-à-dire comme un être discontinu', ce qui implique la liberté de la personne et son indépendance par rapport à son milieu (LMS: 47).

Le droit objectif et le droit subjectif

Pour Hauriou, 'la distinction du Droit objectif et du Droit subjectif traduit fidèlement cette conception dualiste' (LMS: 48). Dans tout droit 'il y a un élément objectif et un élément subjectif':

a) L'élément objectif est 'le but extérieur auquel tend la relation avec le milieu qu'il s'agit de réaliser;

b) L'élément subjectif est 'la liberté avec laquelle on entend atteindre le but et par conséquent, réagir sur la relation'. (LMS: 48)

Dans cette conception,

'C'est cet élément subjectif de liberté qui constitue véritablement le droit, qui la distingue du fait et du simple intérêt, atteindre ou ne pas atteindre son but objectif, à son choix, et cependant conserver son droit subjectif, voilà le point capital.' (LMS: 49)

La personnalité juridique

Hauriou développe ainsi une conception de la personnalité juridique qui est très importante qu'il faut citer longuement:

'La personnalité juridique, qui est une sorte de double du sujet humain destiné aux relations juridiques, est constituée uniquement par la jouissance d'un ensemble de libertés; chacune de ces libertés est une voie ouverte à travers le milieu social par laquelle peut se réaliser en actes extérieurs la liberté de la personne; ce sont les avenues tracées par où le sujet réagit sur le monde; le droit de propriété... la liberté de la presse, de l'enseignement... lui assurent la liberté dans son action sur les autres hommes, etc. La personnalité juridique est comme un carrefour, au croisement de toutes ces voies, et le sujet humain, placé au centre, se joue librement dans ces itinéraires. La jouissance de tous ces droits est assurée à l'homme de façon stable, rares sont les événements qui l'atteignent dans sa personnalité juridique. C'est dire que si, au point de vue interne, la liberté du sujet humain est pour assurer la stabilité de son être; au point de vue externe, cette liberté à son tour est assurée par des stabilités sociales, par des situations d'état créées.' (LMS: 49).

L'organique et le représentatif

Il faut encore comprendre une catégorie de la pensée de Hauriou sur ces questions, à savoir la différence entre l'organique et le représentatif. En gros, l'organique correspond au réel, tandis que le représentatif correspond à l'idéal. Pour citer encore Hauriou:

'Je dis que l'organique est plus que le représentatif, que la solidarité organique est plus que la représentative, que l'individu est plus que la personne. Cette affirmation de hiérarchie est faite pour surprendre bien des gens.' (LMS: 133)

L'idéal est donc bâti sur le réel: 'l'organique précède et engendre le représentatif'. A partir de cette conception, Hauriou s'éloigne paradoxalement des écoles dites organicistes qui 'acceptent le mécanisme de l'organisme social comme donnée fondamentale' (LMS: 136). Il propose établir 'une école proprement "représentative"' qui sera:

'celle qui s'établira dans le représentatif idéaliste, qui acceptera comme donnée fondamentale la liberté des hommes, et qui ne verra dans le mécanisme organique que la limite nécessaire de cette liberté'. (LMS: 136)

Cette école, qui naîtra sous un autre nom, celui des 'institutionalistes', affirmera 'l'existence d'un droit naturel ou d'un idéal de justice' et sera 'orienté vers le maximum de liberté pour tous les hommes' (LMS: 138). Partant du réel donc, cette école travaillera (conduite) pour que les groupements humains s'approchent de l'idéal, c'est-à-dire de l'accroissement du donné social de liberté, de fraternité et d'égalité.

TROIS NOTIONS FONDAMENTALES

Nous sommes maintenant en mesure de comprendre trois notions qui seront fondamentales pour la théorie de l'institution et qui se trouvent dans les Leçons sur le mouvement social8: l'individualité objective, la personnalité juridique et la personnalité morale. C'est Hauriou qui est l'auteur de cette distinction entre la personnalité morale et la personnalité juridique, qui sera très importante pour sa théorie institutionnelle.

L'individualité objective

L'individualité est 'une notion organique' qu'on peut appliquer à tout objet ou tout être qui constitue un 'système' avec de 'mouvements internes' et 'externes' qu'on peut distinguer (LMS: 145). C'est une unité complexe de parties qui existe dans 'un milieu', ce qui provoque action et réaction entre les deux. Il découle de ces observations que l'individualité 'a surtout une valeur phénoménale', c'est-à-dire que 'c'est un fait donné par les événements et soumis à leur mécanisme' (LMS: 145).

La personnalité morale

La personnalité morale est 'une notion représentative' qu'on applique à 'tout être à l'intérieur duquel s'est crée une unité représentative' (LMS: 147). Cette personnalité n'apparaît que 'dans une individualité qui évolue' et dans laquelle un certain nombre d'éléments 'soient arrivés à l'unité représentative par l'unanimité'. Se basant sur la conception thomiste de la personne comme 'substance individuelle d'une nature raisonnable' dont 'l'homme seul remplit complètement les conditions', Hauriou voit un reflet de cette nature raisonnable dans la personnalité morale. Ainsi, pour qualifier un être comme une personnalité morale, il faut qu'il y ait, à l'intérieur d'une unité, 'une certaine discussion logique' qui donne lieu à l'unanimité représentative nécessaire. On voit donc que cette notion concerne le fonctionnement interne d'une unité.

La personnalité juridique

La personnalité juridique est 'une notion éthique', qui est 'constituée pour le fonctionnement de cet appareil de conduite sociale qu'est le Droit; elle est le support des droits qu'on est convenu d'appeler subjectifs' (LMS: 148). Tandis que la personnalité morale est une notion intérieure, nous voyons que la personnalité juridique vise le monde extérieur. Pour qu'une personne humaine arrive à la personnalité juridique, il faut que cette personne est douée 'd'une volonté autonome', ce qui explique que les esclaves de l'antiquité qui n'avaient pas d'autonomie ne jouissaient pas de la personnalité juridique. De là, on voit pourquoi Hauriou conclut que 'la personnalité juridique s'appuie directement sur la personnalité morale' (LMS: 148). La personnalité juridique 'n'est elle-même qu'une sorte de représentation de la personne morale, déformée d'une certaine façon avantageuse pour la conduite sociale'. C'est 'comme un masque appliqué sur un visage, mais qui ne le moulerait pas exactement'.

Accessoires à cette personnalité juridique sont deux autres notions:

a) le patrimoine, qui est l'universalité des droits et des obligations acquis ou à acquérir par une personne juridique;

b) la capacité qui rend possible qu'un représentant agisse 'soit en se substituant à l'incapable soit en l'autorisant' (LMS: 150).

L'APPLICATION DE CES NOTIONS

En appliquant ces notions aux 'corps et communautés', Maurice Hauriou constate que l'individualité de ces unités est aussi un 'fait organique' et qu'un groupement acquiert l'individualité quand il constitue un système et qu'on peut distinguer ses relations internes et externes (LMS: 152).

Pour arriver à cette individualité, 'l'acte qui donne naissance à une institution ne suffit pas à constituer l'individualité de celle-ci, il faut encore qu'en fait elle fonctionne ou, du moins, qu'elle soit organisée de façon à fonctionner' (LMS: 152). C'est pourquoi on a besoin d'un 'acte de fondation', par exemple la première assemblée générale où sont nommés les administrateurs (LMS: 153).

Quant à la personnalité morale, qui est un fait représentatif, elle présuppose l'individualité, mais 'elle n'est point la conséquence forcée de cette individualité' (LMS: 154). Il faut que l'unanimité nécessaire subsiste. Par ailleurs, quand les conditions nécessaires sont remplies, il faut encore que le milieu social reconnaisse cette personnalité morale. Ici, Hauriou récuse les théories existantes de la personnalité morale. L'unique fondement de la doctrine française de la personnalité morale 'fictive' est 'la législation positive' (LMS: 156). La doctrine 'organiciste' allemande qui défend la réalité de la personnalité morale, 'la déduit immédiatement de l'individualité organique', ce qui ne laisse pas assez d'espace pour la liberté car les administrateurs ne sont pas des représentants mais des organes.

Hauriou cherche donc la solution dans sa 'théorie représentative' qui dépend de la capacité de la personne morale collective à se faire représenter (LMS: 159). A partir de ces notions, Hauriou insiste sur la nécessité d' 'une procédure en constation de personnalité; sauf le cas où l'établissement appartient à une catégorie pour laquelle l'expérience est faite depuis longtemps' (LMS: 161). Il réagit contre la situation qui existait alors en France, avant la Loi de 1 juillet 1901 sur les associations:

'C'est qui est inadmissible, c'est que la législation confère au gouvernement de l'État la mission de créer la personnalité des corps et communautés... cette pratique engendre une situation anarchique, parce que, parmi les institutions similaires, les unes ont la personnalité, les autres ne l'ont pas, selon les caprices de la politique...'

Il conclut en insistant que, si le gouvernement ne peut plus dans la pratique empêcher la constitution des individualités corporatives, il faut concéder la liberté d'association, ce qui implique la création spontanée de la personnalité morale et la personnalité juridique des corps et communautés constitués.

VII. QUELQUES OBSERVATIONS

Il nous faut conclure ce premier aperçu de l'oeuvre de Maurice Hauriou par quelques observations.

PROGRES ET DÉMOCRATIE

Nous avons remarqué que la théorie du progrès social de Hauriou est une théorie morale; le progrès social dépend donc aussi de l'accroissement de ce caractère moral de la société.

Cela entraîne le besoin d'une méthode morale et prudentielle pour faire croître la matière sociale.

Hauriou propose une méthode qui, comme nous l'avons vu, fut adoptée par le Sillon dans une définition célèbre de la démocratie, que ses partisans essayaient de faire vivre au moyen de leur oeuvre d'éducation démocratique pour l'action sociale.

L'INSTITUTION: UN PHÉNOMENE NATUREL

A partir de ces actions, le tissu social se crée, ce qui exige à son tour le développement d'un certain encadrement social. Cet encadrement est aussi naturel que l'action qui le génère. Il donne lieu à une vie interne propre à chaque entité sociale. D'autre part, cette entité a besoin d'intégrer son existence dans le monde externe.

L'analyse et les concepts que Maurice Hauriou présente dans les Leçons sur le Mouvement Social doivent être compris ainsi comme sa tentative de fournir les outils juridiques de base nécessaires pour le développement d'une vie sociale libre et démocratique. Cela explique leur grande portée pour sa théorie de l'institution en devenir.

Notes

1Nous entendons ici les premiers échos, chez Hauriou, de Léon Ollé-Laprune, dont la pensée aristotélicienne a néanmoins toujours gardé 'un certain platonisme indispensable' (Ollé-Laprune 1894: 87). A travers son influence directe et indirecte sur Maurice Blondel, Henri Bergson, Frédéric Rauh, Jean Jaurès et toute une génération de normaliens du dernier quart du 19ème siècle, Ollé-Laprune est une personne clé pour la compréhension de Maurice Hauriou.

2C'est même pour une raison analogue, selon Hauriou, que l'État lui-même est reconnu comme 'une personnalité fictive' qui puisse prendre une certaine responsabilité de l'individu.

3Dans La Science Sociale Traditionnelle Hauriou ne se réfère guère à la démocratie qu'à la fin du livre (par exemple, pages 395-405) où il hésite à embrasser le 'dogme de la souveraineté individuelle' et le suffrage universel (SST 400). Néanmoins, on trouve dans ces pages une justification théorique de la constitution démocratique comme régime politique.

4A partir de 1897, c'est-à-dire de l'année suivant la publication de La Science Sociale Traditionnelle, nous trouvons les sillonnistes en train de propager des cercles d'études sociales de jeunes dont la méthodologie est très proche sinon redevable à ce que nous venons de voir. Cf. aussi mon article Le Sillon et la JOC (Gigacz 1997b).

5A ce niveau, il prévoit comme inévitable la disparition des espèces humaines à savoir les Indiens d'Amérique, les Canaques d'Australie (sic) (SST: 112). Sans justifier ses positions ici, il convient de noter qu'il partageait une idée très courante dans l'occident de l'époque.

6Hauriou semble préférer la doctrine platonicienne d'après laquelle 'l'âme est surajoutée comme un moteur à un corps' à l'opinion aristotélicienne et thomiste d'après laquelle 'l'âme serait la forme même du corps' (SST: 169).

7Remarquons que le mot 'analogie' est utilisé par Hauriou pour indiquer la manière selon laquelle il se réfère aux théories venant d'autres domaines que la sociologie. Comme nous l'avons déjà remarqué Hauriou justifie cette approche en rappelant que toute nouvelle science, y compris la sociologie, a besoin dans sa période de formation d'utiliser des analogies, 'qui lui permettent de déterminer avec plus d'exactitude le contenu propre de la science nouvelle et d'en classer les éléments essentiels' (LMS: 2).

8Hauriou reprend ici un article de 1898, De la personnalité comme élément de la réalité sociale, in Revue générale du droit 1898, p. 1 et p. 119 (Cité in LMS: 144).